La collection Kledermann
— Ce n’est pas possible ! exhala Adalbert. Ils sont en voyage de noces ou quoi ?
— Tu as toujours l’esprit mal placé, fit Aldo qui ne put s’empêcher de rire. Mais il est vrai qu’il y a là un mystère.
Il tira d’une poche un petit calepin de galuchat noir à coins d’or, griffonna dessus quelques mots, déchira la page, la plia puis fit signe à un garçon de s’approcher et le lui donna avec un billet de banque en désignant discrètement la table des nouveaux venus.
— Qu’est-ce que tu as écrit ?
— Notre numéro d’appartement, mon nom et onze heures. Observe la réception, moi je ne me retourne pas !
Ce fut au professeur que le garçon remit le papier. Il le lut, montrant une stupeur non feinte, ses sourcils blancs et touffus remontés jusqu’au milieu du front. À travers la salle, son regard et celui d’Adalbert se croisèrent. Il eut alors un large sourire, agita la tête en signe d’assentiment puis tendit le billet à Wishbone en lui demandant sans doute de ne pas bouger car il ne regarda pas de leur côté.
Bien que la route eût creusé leur appétit, aucun des deux hommes ne prêta beaucoup d’attention à ce qu’ils mangeaient. Pas plus à ce qu’ils buvaient tant ils grillaient de curiosité. Comment l’habitant de Chinon et le milliardaire texan en étaient-ils arrivés jusqu’à Lugano ?
— Ils doivent avoir déniché quelque chose, hasarda Adalbert. Tu as dû remarquer que le professeur est fouineur comme pas deux ?
— Et ils n’ont pas dû arriver ici par hasard ! Ce que je me demande, c’est s’ils ont prévenu Langlois.
— On ne lui a pas annoncé davantage notre changement de programme. On s’est contenté d’envoyer un télégramme rue Alfred-de-Vigny… Reste à attendre qu’ils nous rejoignent… Mais bon sang de bois, pourquoi as-tu écrit onze heures ? Tu aurais pu indiquer…
— Ne rouspète pas ! C’est très bien ainsi. Ce n’est pas parce qu’on expédie un délicieux dîner qu’il faut les obliger à en faire autant ! Un peu de charité chrétienne, comme dirait Plan-Crépin !
— C’est bien la première fois que je t’entends l’invoquer ! grogna Adalbert en attaquant son risotto aux bolets comme s’il lui en voulait.
Aldo le considéra avec un léger dégoût :
— Prends tout de même le temps de déguster ! À notre dernier passage, tu avais adoré cette spécialité tessinoise et… on n’est pas pressés à ce point !
— Justement ! J’ai fermement l’intention d’en commander un second !
Battu, Aldo se consacra à sa propre assiette. La présence du « druide » de Chinon et de celui qu’il considérait comme son « Américain » lui causait une joie d’autant plus savoureuse qu’elle était inattendue. Ils ne pouvaient pas être venus à Lugano par hasard ! Il « fallait » qu’ils eussent saisi une piste. Et maintenant il avait hâte de savoir et commençait à regretter de ne pas avoir fixé le rendez-vous un peu plus tôt. Mais il ne l’eût avoué pour rien au monde !
Ce repas un brin chaotique enfin achevé sur un admirable café, on gagna la sortie par le fond de la salle à manger afin d’éviter de passer près des deux dîneurs… Dans le hall, Adalbert sortit de son gousset une montre plate (5) qu’il consulta :
— Dix heures un quart ! marmotta-t-il. On va fumer un cigare dehors !
Sans attendre la réponse, il se dirigea vers l’entrée où le groom chargé d’ouvrir ou de fermer la porte l’arrêta :
— Si je peux me permettre, monsieur, il pleut !
— Il pleut ? Ici ?
— Cela arrive quelquefois, fit le jeune homme avec un bon sourire. Sans cela nos jardins ne seraient pas si beaux !
— Évidemment !
Résigné, il rejoignit Aldo qui l’attendait au pied du grand escalier.
— J’ai demandé qu’on nous monte une bouteille de champagne.
— Avec quatre verres ? Comme ça le personnel saura qu’on tient une réunion !
— Non, deux ! Nous on se servira de ceux qui sont dans le petit bar du salon !
— Et on fera la vaisselle après !
En fait le temps passa plus vite qu’Adalbert ne le redoutait pour l’excellente raison que les « visiteurs » sans doute aussi pressés qu’eux-mêmes apparurent avec un quart d’heure d’avance ! Ce fut d’ailleurs le professeur qui attaqua :
— Mais qu’est-ce que vous faites là tous les deux ? On vous croyait encore en convalescence, cousin !
— La convalescence, c’est surtout un état d’esprit et ça ne vaut rien de traîner dans une chaise longue quand on se sent suffisamment en forme pour se remettre au travail. Donc nous voilà après un passage à Zurich où nous avons appris que le comte de Gandia-Catannei « habitait » Lugano…
— … villa Malaspina, sur les pentes du mont Brè… Un fort bel endroit qui présente l’avantage d’être très proche de la frontière italienne.
Assez content de son effet, le professeur alla s’asseoir dans un fauteuil proche de la table où le plateau était posé :
— Vous voyez, Cornélius, que vous avez eu raison de ne pas prendre de champagne ce soir ! J’étais sûr qu’on nous en offrirait ! On sait recevoir dans la famille !
— Comme si j’en doutais ! Vous êtes agaçant, Hubert, à toujours vouloir avoir raison… grommela Wishbone après avoir serré chaleureusement les mains de ses hôtes.
— Ce qu’il ne sait pas encore, c’est qu’il n’aura droit à un verre que quand il nous aura dit comment vous en êtes arrivés là ! En tout cas, félicitations, mon cher Wishbone ! Vous avez fait d’énormes progrès en français ! Allez, cousin, nous sommes tout ouïe.
— Oh, c’est simple : en fouillant dans ce qui restait de la chambre du vieux Catannei, au rez-de-chaussée de la Croix-Haute, nous avons découvert quelques papiers froissés et salis mais qui ne pouvaient provenir que d’un bloc de correspondance et nous avons réussi à reconstituer l’entête gravée : villa Malaspina et Lugano. On a décidé d’un commun accord d’y aller voir…
— Vous auriez pu commencer par prévenir le commissaire Langlois au lieu de venir jouer tout seuls aux petits détectives ! remarqua Aldo.
Aussitôt Hubert de Combeau-Roquelaure se rebiffa :
— Pourquoi ? Ses sbires ne sont pas plus intelligents que nous ! Et ils ne disposent pas des mêmes moyens ! On a pris le train, on s’est installés dans cet hôtel dont on nous a dit qu’il était le meilleur, on a loué une voiture et on a entamé nos investigations. On aurait pu s’adresser au réceptionniste mais c’est un Suisse de Lausanne et on n’avait guère envie de dévoiler le but de notre voyage. C’est alors que Cornélius a eu l’idée de génie de nous adresser à une agence immobilière…
— En général, coupa l’auteur de l’idée de génie, ces gens-là connaissent leur coin rue par rue et maison par maison. J’ai dit que je voulais acheter une maison et que le prix n’avait pas d’importance !
— Comme d’habitude ! ricana Adalbert. Cet homme-là a dû vous baiser les pieds !
Le Texan dédia à son ancien rival un coup d’œil sévère :
— Quand on veut être bien servi, on fait ce qu’il faut !
— Et il le fait à la perfection ! reprit le professeur qui détestait qu’on s’insinue dans son discours. Pendant deux jours on a parcouru Lugano. La riva Paradiso d’abord où notre homme avait deux bicoques à vendre qui, comme vous devez le penser, ne nous convenaient pas. Alors j’ai parlé d’une « certaine villa Malaspina » dont on nous aurait vanté le site, la beauté, etc. Et il nous a regardé avec une espèce d’horreur disant qu’elle n’avait jamais été à vendre, qu’elle appartenait à la même famille depuis des lustres et que, de toute façon, et au cas où elle viendrait sur le marché, il refuserait de s’en charger pour la bonne raison qu’elle était hantée ! On lui a demandé d’où il sortait ça et il a répondu que cette réputation ne datait pas d’hier !…
— C’est un truc qui remonte à des siècles, destiné surtout à éloigner les curieux, fit Aldo en remplissant la coupe qu’il lui tendait. Le plus incroyable, c’est que ça marche à tous les coups… ou presque ! Il arrive même que la frousse se change en piment pour esthètes à la recherche de sensations et il se peut alors que le téméraire quitte son acquisition en pleine nuit et en courant. Parfois en pyjama et en poussant des cris inarticulés !