Le rubis de Jeanne la Folle
– Bien. Causons, puisque vous semblez y tenir, mais causons vite ! Je n’ai pas beaucoup de temps à vous consacrer…
– Je n’en prendrai que ce qu’il faudra. Sachez d’abord que, si je suis libre aujourd’hui c’est parce que la preuve a été faite de mon innocence…
– J’aimerais savoir par qui, ricana « don Basile ».
– Par la duchesse de Medinaceli en personne sur le témoignage de sa secrétaire. Je comprends qu’il vous ait paru commode de faire de moi votre bouc émissaire, malheureusement c’est raté !
– Eh bien, j’en suis ravi pour vous. Et c’est pour me dire ça que vous avez fait le voyage ?
– En partie, mais surtout pour vous proposer un arrangement.
Fuente Salida sauta sur ses pieds comme si son siège était pourvu d’un ressort :
– Sachez, monsieur, que ce mot ne saurait avoir cours chez moi. On ne prend pas d’ »arrangements » avec un marquis de Fuente Salida ! Je ne suis pas un marchand, moi !
– Vous êtes seulement un acquéreur d’un modèle un peu particulier. Quant à la transaction que je vous propose – ce mot vous conviendra peut-être mieux ? – vous verrez que, dans un instant, vous allez la trouver intéressante.
– Cela m’étonnerait tellement que je vais vous prier de vous retirer !
– Oh, pas avant de m’avoir entendu ! Vous permettez que je fume ? C’est une habitude déplorable, sans doute, mais grâce à laquelle mon cerveau fonctionne mieux ; mes idées sont plus claires…
Sans attendre la permission, il tira de sa poche son étui d’or gravé à ses armes, y prit un mince rouleau de tabac après l’avoir offert à son hôte qui, raide d’indignation muette, refusa d’un bref signe de tête. Il alluma tranquillement, aspira une ou deux bouffées puis, croisant ses longues jambes en prenant grand soin du pli de son pantalon, il déclara :
– Quoi que vous en pensiez, l’idée de posséder le portrait en question ne m’a jamais effleuré. En revanche, je donnerais cher pour savoir ce qu’est devenu l’admirable rubis que la Reine porte au cou. Si quelqu’un peut m’en apprendre davantage, c’est vous et vous seul puisque, si votre légende est vraie, personne au monde n’en sait plus que vous sur cette malheureuse souveraine qui ne régna jamais.
– Et pourquoi cette pierre-là et pas une autre ?
– Vous êtes collectionneur et je le suis aussi. Vous devriez comprendre à demi-mot mais je vais être plus explicite : ce rubis-là, dont j’ai tout lieu de croire qu’il est celui que je cherche, est une pierre maudite, une pierre malfaisante dont le pouvoir maléfique ne peut prendre fin que lorsqu’elle sera rendue à son légitime propriétaire.
– Qui est Sa Majesté le Roi, bien entendu !
– En aucune façon et vous le savez très bien, ou alors dites-moi que vous ignorez à qui appartenait ce cabochon avant d’être offert à Isabelle la Catholique qui, elle-même, l’a donné à sa fille au moment de son mariage avec Philippe le Beau ?
Les yeux du vieil homme se mirent à brasiller de tous les feux de la haine :
– Ce pourceau ! Ce Flamand qui n’a su prendre la plus belle perle de l’Espagne que pour l’avilir et la briser…
– Je ne vous dirai pas le contraire. De votre côté, admettez que la possession de ce merveilleux rubis n’a guère porté chance à votre reine ?
– Il se peut que vous ayez raison mais je n’ai pas la moindre envie d’évoquer pour vous cette histoire. On n’évoque bien ceux que l’on vénère qu’avec des gens auprès de qui on se sent en intelligence. Ce n’est pas votre cas et vous n’êtes même pas Espagnol !
– Personnellement je ne le regrette pas et il faudra vous y faire. Mais puisque vous ne semblez pas m’entendre, je vais parler plus net : c’est vous qui avez volé le portrait ou qui l’avez fait voler par un serviteur qui l’a passé par-dessus le mur du jardin à un complice déguisé en mendiant, lequel s’est hâté de le porter chez monsieur votre frère… Vous ne vous sentez pas bien ?
C’était pour le moins une litote. Devenu d’un beau violet pourpré, le marquis semblait sur le point d’étouffer. Mais, voyant que Morosini s’élançait pour lui porter secours, il étendit pour s’en protéger un long bras maigre en glapissant :
– C’en est trop ! A… allez-vous-en ! Sortez d’ici !
– Tenez-vous tranquille, s’il vous plaît ! Je ne suis pas ici pour vous juger, moins encore pour vous arracher le portrait. Je ne vous demande même pas d’avouer votre larcin et je vous donne ma parole de n’en parler à personne si vous me donnez ce que je suis venu chercher…
Peu à peu Fuente Salida retrouvait sa couleur normale,
– Je vous croyais ami de dona Ana ?
– Nous le sommes devenus depuis qu’elle s’est interposée entre un déni de justice et moi. Cela dit, qu’elle retrouve ou non son tableau m’est tout à fait indifférent. Et je ne suis pas certain d’ailleurs qu’elle y tienne tellement…
– Vous plaisantez ?
– Pas le moins du monde. Le portrait valait de curieuses visites nocturnes et annuelles à la Casa de Pilatos. Et à ce propos, autant vous prévenir tout de suite : vous risquez d’en hériter.
Le marquis haussa ses maigres épaules :
– S’il s’agit d’un fantôme, sachez que je ne les crains pas. Il y en a déjà un dans cette maison.
Morosini nota mentalement que c’était là une manière d’aveu et se contenta de l’enregistrer. En revanche, son sourire s’accentua dans l’espoir d’être plus persuasif :
– Alors, vous acceptez de me parler du rubis ? Le vieux seigneur n’hésita qu’à peine, se laissant aller sur le dossier de son fauteuil, il s’y accouda, ses mains jointes par le bout des doigts.
– Après tout, pourquoi pas ? Mais je vous préviens : je ne sais pas tout. Ainsi, j’ignore où la pierre peut se trouver à l’heure actuelle. Peut-être irrémédiablement perdue ?
– Ce genre de recherche fait partie de mon métier, fit Aldo avec gravité. J’ajoute cependant que j’y prends plaisir. L’Histoire a toujours été pour moi un jardin étrange et fascinant où l’on risque parfois sa vie à se promener mais qui sait vous récompenser par des joies extraordinaires.
– Je commence à croire qu’il pourrait nous arriver d’être d’accord, fit le vieil homme d’un ton soudain radouci. Ainsi que vous le savez déjà, la reine Isabelle a offert cette magnifique pierre, montée comme vous avez pu le voir sur le portrait, à sa fille Juana au moment où, à Laredo, elle s’embarquait pour rejoindre les Pays-Bas où l’attendait l’époux choisi pour elle. C’était un beau mariage, même pour une infante : Philippe d’Autriche, descendant par sa mère des grands ducs de Bourgogne que l’on appelait les grands ducs d’Occident, était fils de l’empereur Maximilien. Il était jeune, on le disait beau… Jeanne croyait bien partir vers le bonheur. Le bonheur ! Est-ce que cette consolation des gens de rien peut exister quand on est princesse ! En fait, il s’agissait d’un double mariage puisque la princesse Marguerite, sœur de Philippe, épousait en cette même année 1496 le frère aîné de Jeanne, l’héritier du trône d’Espagne, et les navires portant l’infante devaient ramener la fiancée royale…
Le conteur s’arrêta, frappa dans ses mains, ce qui eut pour résultat de faire accourir la servante à laquelle il donna un ordre bref. Un instant plus tard, la femme reparaissait avec un plateau supportant deux gobelets d’étain et un flacon de vin qu’elle déposa devant son maître avec une révérence. Sans un mot, le marquis emplit les récipients, en offrit un à son visiteur :
– Goûtez cet amontillado, conseilla-t-il. Si vous êtes connaisseur, il devrait vous satisfaire…
Eût-ce été le poison des Borgia que Morosini eût accepté un breuvage qui ressemblait beaucoup à un armistice. Pas désagréable d’ailleurs : doux et très parfumé, ce vin se laissait boire.
Sans doute pour se donner du courage, Fuente Salida en avala coup sur coup deux gobelets.
– J’ignore si votre rubis y fut pour quelque chose, reprit-il mais, bien que l’on fût au mois d’août, l’énorme flotte – quelque cent vingt navires ! – essuya dans la Manche une terrible tempête qui l’obligea à chercher refuge en Angleterre, où plusieurs bateaux se perdirent. Pas celui de la princesse, grâce à Dieu, mais il fallut près d’un mois avant que l’on atteignît la côte plate des Flandres… et un autre mois avant que le fiancé se décide à paraître.