Le rubis de Jeanne la Folle
– Quoi ? Il n’était pas au port pour accueillir sa fiancée ?
– Mon Dieu non ! Il chassait au Tyrol. Il n’a jamais jugé utile de se donner beaucoup de mal pour sa femme. Pour le premier regard, d’ailleurs, c’était préférable : quand Jeanne débarque à Arnemuiden elle est trempée, en proie au mal de mer et à un rhume affreux. De toute façon, en prenant terre à cet endroit on avait paré au plus pressé et c’est à Anvers qu’eut lieu son premier contact avec sa belle-famille : Marguerite qui allait devenir sa belle-sœur et la grand-mère, Marguerite d’York, la veuve du Téméraire.
– Et le peu d’empressement de son époux ne l’a pas blessée ?
– Non. On lui a parlé d’affaires d’État et, depuis l’enfance, c’était un argument qu’elle avait appris à respecter. Vous savez, elle était sans doute la plus accomplie parmi toutes les princesses de son âge…
– Vous en parlez comme si vous l’aviez connue, remarqua Morosini remué par la passion dont vibrait la voix de son hôte forcé.
Sans répondre, Fuente Salida se leva, alla prendre dans un coin obscur de la pièce un paquet enveloppé de grosse toile qu’il déballa, révélant le portrait qu’il posa sur sa table, adossé au grand candélabre chargé de bougies à demi fondues qui l’éclairait :
– Regardez ce doux, ce ravissant visage, si jeune et si grave cependant ! Il était celui d’une jeune fille parée de toutes les qualités, d’une vive intelligence, douée aussi pour les arts : Jeanne peignait, versifiait, jouait de plusieurs instruments, parlait latin et plusieurs langues, dansait avec une grâce infinie. Seul petit point sombre : cette tendance à la mélancolie héritée de sa grand-mère portugaise… Avec juste raison, sa mère pensait qu’elle ferait une merveilleuse impératrice auprès d’un époux digne d’elle, sans imaginer un seul instant qu’une brute obtuse, abusant de la passion que Jeanne allait éprouver, l’amènerait aux portes de la folie…
« Je ne vais pas vous raconter son histoire : nous y passerions la nuit. Je vous parlerai seulement de ce qui vous intéresse : le rubis. Vous devinez sans peine qu’après les premières nuits d’amour – car il l’a aimée lui aussi, avant de la traiter en quantité négligeable pour mieux retourner à ses maîtresses ! – elle lui a offert le joyau qu’il portait avec orgueil… jusqu’au jour où elle s’aperçut qu’il ne le portait plus. La pauvre enfant a osé demander ou était son présent. Philippe répondit avec légèreté qu’il pensait l’avoir égaré mais qu’on le retrouverait bien un jour ou l’autre…
– Et on l’a retrouvé ?
– Oui. Trois ans plus tard. L’Histoire avait marché à pas de géant. Le frère de Jeanne, le prince des Asturies, avait été emporté par la mort, puis ce fut le tour d’Isabelle, la sœur aînée dont l’unique enfant s’éteignit lui aussi, en 1500. De ce fait, Jeanne et son époux devenaient héritiers de la double couronne de Castille et d’Aragon. Il fallut bien revenir en Espagne pour y être reconnus par les Rois Catholiques et par les Cortès, mais Philippe en eut vite assez de l’Espagne, peu conforme à son tempérament de jouisseur flamand. Il revint, laissant derrière lui une épouse à moitié folle de désespoir mais obligée de prolonger son séjour. Quand enfin elle put partir après de terribles scènes qui inquiétèrent sa mère, ce fut en plein hiver, par un temps épouvantable. Toutes les tempêtes semblaient s’être donné rendez-vous sur le chemin du navire, mais quand Jeanne atteignit Bruges où se trouvait alors son époux, elle trouva celui-ci en pleine fête, affichant sans vergogne sa dernière maîtresse, une magnifique créature aux cheveux d’or… sur la gorge impudique de laquelle flambait le rubis donné par amour…
« La colère de la princesse fut terrible. Le lendemain, elle faisait saisir la Flamande par ses femmes et, insensible à ses cris, non seulement elle lui arracha le bijou mais, à l’aide d’une paire de ciseaux, elle massacra sa somptueuse chevelure avant de taillader son visage. Philippe vengea sa maîtresse en traitant sa femme comme une bête malfaisante et à coups de fouet ! Elle fut si malade à la suite de ce traitement que le bellâtre eut peur de la colère de ses beaux-parents si elle venait à mourir. Craignant surtout de perdre ses droits au trône d’Espagne, il entreprit de se faire pardonner. Et Jeanne cette fois garda le rubis.
« Isabelle la Catholique mourut et les deux époux repartirent pour l’Espagne afin de s’y faire reconnaître souverains de la Castille que le décès de la Reine séparait de l’Aragon. Ferdinand, lui, vivait toujours et venait même de se remarier. Ni Jeanne ni Philippe ne devaient revoir jamais le ciel gris des Flandres. Le 25 septembre 1506, Philippe, qui avait pris froid en revenant d’une chasse, mourait après une agonie de sept jours et sept nuits durant laquelle sa femme ne le quitta pas.
« Quand il rendit le dernier soupir, Jeanne ne pleura pas, demeura même étrangement calme. Pourtant, elle allait bientôt entraîner son entourage dans une effroyable odyssée.
– C’est à ce moment-là que sa folie a éclaté : on ne pouvait l’arracher au corps de son époux qu’elle traîna après elle à travers l’Espagne…
– Quand Philippe est mort, il s’agissait plutôt d’un désespoir poussé au paroxysme. C’est vrai que la nuit qui a suivi les funérailles provisoires, elle est allée à la Chartreuse de Miraflores où le corps était déposé pour se faire ouvrir le cercueil et couvrir son époux de caresses et de baisers. J’ajoute qu’à cet instant, elle lui a passé au cou le rubis comme elle l’avait fait au temps de l’amour. Elle ne se résignait pas à l’enterrement et décida d’emmener le corps à Grenade pour qu’il y repose en roi auprès d’Isabelle la Catholique. Et c’est là que commence le cauchemar. À Noël 1506, Jeanne, à la tête d’un long cortège, quitte Burgos à la tombée de la nuit, sous le vent et les bourrasques de nos plateaux. Le cercueil est placé sur un char tiré par quatre chevaux. À l’aube on s’arrête dans quelque monastère ou une maison de village, et toujours les mots terribles tombent de la bouche de ce fantôme noir qui est la Reine :
« Ouvrez le cercueil !
« Elle est tenaillée par la peur qu’on enlève ce corps qu’elle idolâtre. D’autant plus que, enceinte de son cinquième enfant, elle sait qu’elle va devoir s’arrêter pour le mettre au monde. Elle redoute particulièrement les femmes, même les religieuses, et elle ne tolère aucune halte dans un couvent féminin. Alors, elle s’assure qu’il est toujours là et des services funèbres sont dits trois fois par jour.
« C’est à Torquemada que va naître la petite Catalina, le 17 janvier, mais on devra prolonger cette station : une épidémie de peste dévastait la Castille et c’est seulement à la mi-avril que l’on put reprendre la route… toujours dans les mêmes conditions nocturnes et effrayantes. Si une femme osait s’approcher du cercueil, elle était mise à mort !
« À la moitié du voyage, la suite royale épuisée et horrifiée pense qu’il faut mettre un terme à ce périple et se tourne vers le père de la Reine : ce Ferdinand d’Aragon chassé de Castille par Philippe le Beau et qui est parti pour son royaume de Naples avec sa jeune épouse, la Française Germaine de Foix. Or, justement, il annonce son retour. On lui envoie des messagers pour qu’il se hâte. Et c’est ce qu’il fait, trop content de l’occasion offerte.
« La rencontre avec Jeanne a lieu à Tortoles. La jeune reine vit alors un instant de bonheur : elle aime son père et elle suppose qu’il lui rend son amour, alors qu’il ne songe qu’à régner à sa place. Cependant il cache bien son jeu, se montre tendre, affectueux, promet d’escorter lui-même le cortège funèbre jusqu’à Grenade… mais c’est ici, à Tordesillas, qu’il ramène Jeanne : elle n’en sortira qu’à sa mort, quarante-sept ans plus tard. Quant au corps de Philippe, il est déposé « provisoirement » au couvent des Clarisses.
« Des femmes ! Les Clarisses sont des femmes et, cela, Jeanne ne le supporte pas. Elle fera scène sur scène sans obtenir d’autre satisfaction qu’aller revoir encore ce mort qu’elle s’obstine à adorer… mais cette fois, elle reprendra son rubis de crainte qu’une de ces « créatures lubriques » ne le vole pour s’en parer. Désormais, elle le gardera.