Le rubis de Jeanne la Folle
– Autrement dit, il est enterré avec elle ?
– Non. Quelqu’un s’en est emparé durant l’agonie de la Reine : ceux qui la gardaient…
– Et qui étaient ?
– Le marquis et la marquise de Denia, des gens sans entrailles ni scrupules.
– Il faut donc chercher la pierre dans leur succession ?
– Leur successeur actuel, c’est la duchesse de Medinaceli. Les Denia ayant été faits ducs, leur titre est l’un de ses neuf titres ducaux. Et le rubis avait disparu de la famille depuis un grand moment.
– Qu’en savez-vous ? Vous n’avez guère eu de raisons de rechercher les dépouilles de la Reine ?
À la mine dédaigneuse du marquis, Aldo comprit qu’il venait de dire une bêtise : la moindre relique de son idole devait être précieuse à ce fanatique. Et, en effet, il entendit :
– Je n’ai fait que cela ma vie durant, y laissant le plus gros de ma fortune. Le hasard m’a d’ailleurs servi à travers mes ancêtres : l’un d’eux a relaté dans ses Mémoires avoir assisté à l’achat de la pierre par le prince Khevenhüller, alors ambassadeur de l’empereur Rodolphe II auprès de la
Couronne d’Espagne. L’Empereur, vous le savez peut-être, était doublement l’arrière-petit-fils de Jeanne, par sa mère Marie, fille de Charles Quint, et par son père Maximilien, fils de Ferdinand, quatrième enfant de notre pauvre reine. C’était en outre un collectionneur impénitent, sans cesse à la recherche de pierres extraordinaires, d’objets rares et de choses étranges…
– Je sais, grogna Morosini. « Il n’aima que l’extraordinaire et le miraculeux », a dit je ne sais plus quel auteur contemporain…
Sa belle humeur venait de subir une baisse sévère : s’il fallait rechercher le rubis à travers les méandres compliqués de la plus touffue des successions impériales, il n’était pas au bout de ses peines. À la limite, violer la sépulture de Jeanne la Folle en pleine cathédrale de Grenade lui eût paru plus facile. Il éprouva cependant un bref soulagement quand Fuente Salida soupira :
– Le rubis est donc parti pour Prague, mais je ne saurais vous dire ce qu’il est devenu. Tout ce dont je suis certain, c’est qu’à la mort de l’Empereur, le 20 janvier 1612, le rubis ne comptait plus au nombre des joyaux de la Couronne et pas davantage des bijoux privés de Rodolphe ni des nombreuses pièces de son cabinet de curiosités.
– Vous en êtes sûr ?
– Vous pensez bien que j’ai cherché. Non dans l’espoir de pouvoir un jour me l’approprier mais pour savoir…
– Il vaut mieux pour vous n’avoir jamais pu vous l’offrir. Vous semblez satisfait de votre sort…
– Maintenant oui… pleinement ! fit le marquis avec un coup d’œil énamouré au portrait…
– Alors contentez-vous de cela et dites-vous que cette maudite pierre n’aurait pu vous apporter que désastres et catastrophes…
– Et cependant vous la cherchez ? Vous n’avez pas peur ?
– Non, parce que si je la retrouve je ne la garderai pas. Voyez-vous, marquis, j’ai déjà récupéré trois de ses semblables, désormais revenues à leur place originelle : le pectoral du Grand Prêtre du Temple de Jérusalem. Le rubis doit les rejoindre. C’est là seulement qu’il perdra son pouvoir maléfique.
– Un joyau… juif ?
– Ne faites pas la grimace : vous le saviez déjà, ou bien ignoriez-vous qu’avant d’être offert à Isabelle la Catholique, il avait été volé dans la Juderia de Séville par la fille de Diego de Susan avant qu’elle n’envoie son père au bûcher ?
Fuente Salida détourna la tête d’un air gêné. Une bonne moitié, en effet, de la noblesse espagnole gardait dans ses veines quelques gouttes de sang juif.
– Eh bien, prince, ajouta-t-il en se levant, voilà tout ce que je peux vous dire. J’espère que vous tiendrez votre promesse au sujet de ceci ?
Il désignait le tableau. Morosini haussa les épaules :
– Cette histoire ne me concerne pas et je n’ai qu’une parole. Cependant, vous devriez peut-être cacher ce chef-d’œuvre pendant quelque temps.
En raccompagnant son visiteur jusqu’à la porte, don Manrique garda le silence. Ce fut à l’ultime instant qu’il demanda, avec une sorte de timidité :
– Si vous arrivez à retracer le parcours du rubis… j’aimerais que vous me le fassiez connaître.
– C’est tout à fait naturel. Je vous écrirai.
Ils se séparèrent sur un salut protocolaire, mais sans se serrer la main : ces modes anglo-saxonnes n’étaient pas de mise en Vieille Castille…
De retour à son auberge, Aldo s’installait dans la salle commune avec l’idée de se commander de quoi dîner quand il vit paraître celui qu’il n’attendait pas : le commissaire Gutierez en personne plus taureau de combat que jamais. Sans perdre une seconde, celui-ci fonça sur son objectif préféré :
– Qu’est-ce que vous faites là ? grogna-t-il.
– C’est une question que je pourrais poser aussi, répondit Morosini, on ne peut plus flegmatique. Me laisserai-je aller à supposer que vous m’avez suivi ? Je ne m’en suis pas douté un seul instant.
– Vous m’en voyez ravi. Maintenant répondez. Qu’êtes-vous venu faire ici ?
– Causer.
– Seulement causer ? Avec la personne qui vous accusait de vol ? Est-ce que ce n’est pas un peu bizarre ?
– C’est justement parce qu’il m’accusait de vol que j’ai voulu m’expliquer avec lui. Quand on porte mon nom, il est très difficile de laisser ce genre d’accusation traîner derrière soi, surtout à l’étranger. J’admets que cela aurait pu se terminer par un duel ou un pugilat mais le marquis est un homme plus sage et plus pondéré que je ne l’aurais cru. Explications données et reçues nous avons permis à nos esprits de s’apaiser et le marquis m’a offert un verre d’amontillado plus qu’honorable. Voilà ! À vous maintenant.
– Quoi, à moi ?
– Dites-moi au moins pourquoi vous m’avez suivi ? Vous êtes en poste à Séville et je vous retrouve à quelques centaines de kilomètres. Que me voulez-vous encore ?
– Vos faits et gestes m’intéressent, voilà tout !
– Ah !
L’aubergiste fit à cet instant son apparition avec un plat fumant qu’il déposa sur la table.
– Si par hasard mon dîner vous intéressait aussi, nous pourrions le partager ? La cuisine espagnole est parfois sujette à caution mais elle est toujours abondante. Prenez place ! J’ai toujours aimé discuter autour d’un bon repas…
Tout en formulant son invitation, Aldo se demandait si le dîner en question était aussi bon que ça ! De toute évidence c’était du porc un peu trop cuit environné de pois chiches qui auraient dû l’être davantage, le tout agrémenté de l’inévitable piment rouge. Tel qu’il était, cependant, le plat avait l’air de séduire Gutierez qui n’hésita qu’un seul instant avant de tirer une chaise et de s’installer
– Après tout, pourquoi pas ?
Appelé d’un geste impératif, l’aubergiste se hâtait d’ajouter un couvert. Devinant que son invité risquait de trouver la part un peu maigre, fin son gabarit, Morosini commanda une deuxième ration accompagnée d’une omelette et du « meilleur vin que vous aurez ».
A mesure qu’il donnait ses ordres, le commissaire s’épanouissait comme une rose au soleil et ce fut avec un demi-sourire qu’il ingurgita son premier verre de vin, fit claquer sa langue avec une satisfaction que son hôte ne partageait guère. Le vin en question était plutôt râpeux mais devait titrer presque autant qu’un honnête marc de Bourgogne.
– Répétez-moi un peu ce que vous êtes allé faire chez le marquis ?
– Je croyais avoir été assez clair, fit Aldo en remplissant généreusement le verre de son compagnon : j’ai demandé des explications, on me les a données et nous avons fait la paix… d’autant plus facilement que le cher marquis commençait à regretter ses accusations. Et comme l’œil rond du policier se chargeait de soupçons, il ajouta : Me trompai-je ou bien n’avez-vous pas été convaincu par ce que vous a dit la duchesse de Medinaceli ?
Dans la modeste salle d’auberge, le grand nom retentit comme un coup de gong, mettant visiblement mal à l’aise l’entêté policier : c’était en quelque sorte comme si on le mettait au défi de traiter dona Ana de menteuse… Il accusa le coup, parut se rétrécir :