Au temps du fleuve Amour
J'aurais bien voulu ne percevoir la vie que comme ça, dans toute sa joie et dans toute sa douleur, immédiates, irréfléchies. Samouraï, avec ses questions sans réponses, me mettait mal à l'aise.
L'attente du train de nuit me parut stupide. Oui, les yeux écarquillés, le cœur palpitant, attendre ce fameux Transsibérien pour entrevoir une ombre qui ne se doutait même pas de mon existence, quelle bêtise! Et combien il y avait déjà eu de ces silhouettes féminines dont j'étais tombé amoureux en les accompagnant dans leur voyage à travers l'Empire? Sans savoir si à côté de mes belles inconnues ronflaient tranquillement leurs maris?
Je me sentais déçu, dupé, presque trahi par mon Occidentale noctambule.
Dehors, dans l'air gris, voltigeaient les gros flocons duveteux que tout avait prédit. La percée au-dessus des rails était tissée de leurs filaments blancs.
Je m'approchais de ma tante qui frottait avec un torchon imbibé d'huile les écrous de l'aiguillage.
– Je vais y aller, lui disje en empoignant le levier.
– Qu'est-ce qui te prend? Sans dîner? À la nuit tombante?
– Non, j'ai regardé, il est six heures et demie seulement…
– Mais tu ne seras pas arrivé au Tournant du Diable qu'il fera déjà nuit… Et puis, regarde un peu le ciel: dans une heure ça sera une vraie tempête.
Elle voulait à tout prix me retenir. Pressentait-elle déjà quelque chose avec son intuition aiguisée de femme solitaire et malheureuse? Elle évoqua toutes les raisons possibles.
– Et les loups? Tu sais, on est pas en automne uand ils ont le ventre bourré…
– J'ai ma pique… Et de quoi allumer une torche.
Enfin, elle parla de la tentation qu'elle croyait irrésistible
– Tu ne veux même pas attendre le Transsibérien?
– Non, pas aujourd'hui, répondis-je, après une brève hésitation. D'ailleurs, s'il commence à neiger comme il faut, le train aura un sacré retard.
– Ça, c'est vrai, acquiesça-t-elle en voyant que rien ne pouvait me retenir.
Elle glissa dans ma poche quelques biscuits au pavot, me tendit une autre boîte d'allumettes – à tout hasard.
J'empoignai ma pique – un long bâton avec une pointe d'acier. Je fis un signe d'adieu à ma tante. Et je m'en allai en longeant les rails, au-devant de ce train qui emmenait, dans l'un de ses compartiments, l'inconnue de mes rêves. Elle ne savait pas encore que notre rendez-vous serait manqué…
Les remparts crénelés de la taïga gardaient leur expression d'abandon heureux, de paresse amollie. Le rideau de plumes neigeuses ensorcelait le regard par son ondoiement muet. Le début d'une soirée terne et tiède… Je sentais avec une telle intensité sa beauté et son attente éveillée!
Dans chaque mouvement d'air la femme était présente. La nature était femme! Avec ce vertige enivrant des gros flocons qui me caressaient le visage. Avec les longs cris langoureux des choucas qui saluaient le redoux. Avec la couleur fauve plus vive des troncs de pins sous le lustre humide du givre fondu.
La neige molle, les cris d'oiseaux, l'écorce rouge mouillée, tout était femme. Et, ne sachant comment exprimer mon désir d'elle, je poussai soudain un terrible rugissement bestial.
Et j'écoutai, en respirant lourdement, son long écho pénétrer dans la tiédeur silencieuse de l'air, dans les profondeurs secrètes de la taïga…
Je longeai, un moment, la voie ferrée, en marchant sur les traverses. Puis, quand les rails furent recouverts d'une neige toujours plus épaisse, j'attachai mes raquettes et m'engouffrai dans la forêt. Pour raccourcir. Je décidai d'aller à Kajdaï. Je ne pouvais plus attendre. Il me fallait tout de suite comprendre qui j'étais. Faire quelque chose avec moi-même. Me donner une forme. Me transformer, me refondre. M'essayer. Et surtout découvrir l'amour. Devancer la belle passagère, cette fulgurante Occidentale du Transsibérien. Oui, avant le passage du train, je devrais me greffer dans le cœur et dans le corps ce mystérieux organe: l'amour.
6
La ville, plongée dans son morne quotidien d'hiver, semblait peu disposée à partager mon exaltation. Ses rues tressaillaient lourdement au passage d'énormes camions chargés de longues grumes de cèdre. Les hommes apparaissaient sur le seuil de l'unique magasin de vins en plongeant les bouteilles au fond de leurs touloupes. Les femmes, les bras alourdis de filets de provisions, marchaient d'un pas pesant, blindées dans l'armure de leurs manteaux épais. Le vent qui soufflait de plus en plus fort criblait leurs visages de cristaux de neige. Elles n'avaient pas de main libre pour s'essuyer. Il leur fallait incliner le front et, de temps à autre, souffler bruyamment en secouant la tête, comme font les chevaux qui veulent chasser les frelons. Entre les hommes, pressés d'effacer la trace d'une pénible journée dans une gorgée de vodka, et les femmes qui avançaient comme des brise-glace dans l'ouragan de neige, aucun lien pensable. Deux races étrangères. En plus, le vent avait dû provoquer une panne d'électricité. Tantôt l'un, tantôt l'autre côté de la rue plongeait dans l'obscurité. Les femmes accéléraient le pas en serrant les poignées de leurs sacs. Elles se ressemblaient tellement les unes les autres qu'au bout d'un moment je crus reconnaître les mêmes visages, comme si, s'égarant, elles tournaient en rond dans cette ville noire…
Je passais moi aussi un bon quart d'heure à errer sous les rafales blanches. Je n'osais pas m'approcher de l'endroit où tout allait se jouer: cette aile déserte de la gare. Là où l'on pouvait rencontrer celle que je cherchais. Je savais déjà comment il fallait faire. Nous l'avions vu un jour avec Samouraï. Elle était assise au bout d'une rangée de sièges bas en contreplaqué verni, dans cette annexe de la salle d'attente où personne n'attendait jamais personne. Il y avait aussi un buffet où une vendeuse sommeillait en déplaçant les tasses et les sandwichs aux tranches de fromage racornies. Et un kiosque à journaux aux présentoirs poussiéreux, toujours fermé. Et cette femme qui se levait de temps à autre, s'approchait du tableau des horaires et le scrutait avec une attention exagérée. Comme si elle cherchait quelque train connu d'elle seule. Puis elle allait se rasseoir.
Nous avions vu que l'homme qui s'était assis sur le siège voisin lui avait montré un billet de cinq roubles froissé. Nous étions devant le kiosque et nous faisions semblant d'examiner avec intérêt les couvertures de revues vieilles de plusieurs mois. Nous avions entendu leur chuchotement bref. Nous les avions vus partir. Elle avait les cheveux d'un roux éteint, recouverts d'un fichu de laine ajouré…
C'est elle que je vis dans la petite salle d'attente déserte. Je traversai cet espace sonore à pas tendus, en marquant sur les dalles glissantes les traces de mes bottes. Elle était là, sur son siège. Mon regard effarouché ne retint que la couleur de ses cheveux. Et le contour de son manteau d'automne déboutonné sur un collier à deux rangées de perles rouges.
Je m'approchai du kiosque fermé, j'examinai la photo des deux derniers cosmonautes, leurs sourires radieux, puis le visage lisse de Brejnev sur une autre couverture. On n'entendait ici que le grincement de la porte dans le grand hall à côté, et le tintement des verres que la vendeuse somnambulique rangeait dans son buffet.
Je regardais sans les voir les visages lustrés des cosmonautes, mais tous mes sens, comme les antennes d'un insecte, exploraient ce lien ténébreux en train de se tisser entre moi et la femme rousse. L'air terne de cette salle d'attente semblait tout imprégné de l'invisible matière formée par nos deux présences. Le silence de cette femme derrière mon dos. Son attention factice aux annonces sourdes du haut-parleur. Sa vraie attente. Son corps sous le manteau marron. Le corps dans lequel s'instillait déjà mon désir. La présence d'une femme que j'allais posséder et qui ne le savait pas encore. Et qui était pour moi un être singulier et terrifiant dans cet univers de neige…