Au temps du fleuve Amour
– Le guerrier!
5
Ce train était un fantôme, un rêve, un extraterrestre. Le temps qui coulait paisiblement dans la maisonnette d'aiguilleur calquait ses rythmes sur son fulgurant passage. Chaque soir.
La petite isba où ma tante passait vingt-quatre heures de service était blottie entre la taïga qui surplombait son toit et les rails. Pour s'y rendre, il fallait marcher trois bonnes heures. Mais ma tante s'arrangeait avec les transporteurs du bois qui traversaient le village au petit matin. Ils l'emmenaient jusqu'au Tournant du Diable, là où la route bifurquait. C'était déjà ça de pris. Il ne lui restait plus qu'une heure de marche…
Le confort de cette petite bicoque avait ce je-ne-sais-quoi d'éphémère qu'on trouve toujours dans les habitations où l'on n'est pas vraiment chez soi. Un lit de fer étroit. Une table recouverte d'une toile cirée aux dessins depuis longtemps effacés. Un poêle en fonte. Quelques cartes postales accrochées à la manière d'une iconostase au-dessus du lit.
L'objet le plus important dans cette pièce étroite était une pendule ronde. Sa surface fléchée avait fini par acquérir une physionomie vivante. Nous lisions sur cette face familière tous les horaires et retards, en attachant à chaque heure, à chaque train une expression différente. Dans cette mimique, il y avait un reflet que j'aimais particulièrement quand il m'arrivait de venir passer la soirée avec ma tante.
C'était le moment du crépuscule. Le soleil avait parcouru sa trajectoire basse de l'hiver, en rasant les pointes noires des sapins. À présent, il dormait à l'autre bout de la voie ferrée, du côté de la ville, du côté de l'ouest. Je sortais, je voyais le double tracé des rails scintillant sous le givre et teinté de rayons roses. Le brouillard s'épaississait. La lumière mauve au-dessus des rails enneigés s'éteignait.
J'entrais dans l'isba, j'entendais le sifflement paisible de la grande bouilloire sur le poêle, je voyais ma tante préparer le dîner: quelques pommes de terre, du lard glacé qu'elle venait de retirer d'un petit cagibi accolé à l'isba – notre frigo -, du thé avec des biscuits au pavot… Le bleu, derrière la petite fenêtre tapissée d'arabesques de glace, virait lentement au violet, puis au noir.
Dès la dernière tasse de thé nous commencions à jeter des coups d'œil sur le visage de l'horloge. Nous le sentions déjà venir, ce train, qui serpentait quelque part au fond de la taïga endormie.
Nous sortions bien à l'avance. Et dans le silence du soir nous l'entendions approcher. D'abord, une lointaine rumeur qui surgissait, semblait-il, des profondeurs de la terre. Ensuite, le bruit mat d'une chapka de neige tombant du sommet d'un sapin. Enfin, un tambourinement de plus en plus sonore, de plus en plus insistant.
Quand il apparaissait, je n'avais plus d'yeux que pour la sarabande lumineuse des wagons. Et la locomotive – la vraie, l'ancienne – avec d'énormes roues peintes en rouge et des bielles étincelantes. Elle ressemblait à un monstre noir couvert de givre floconneux. Et, sur son poitrail, une large étoile rouge! Ce bolide nocturne poussait un rugissement sauvage et nous faisait reculer de quelques pas par son souffle puissant. Ma tante agitait son lampion, et moi, j'ouvrais les yeux tout grands.
Le confort calfeutré que je devinais derrière les vitres éclairées me fascinait. Quels êtres mystérieux abritait-il? Je parvenais de temps en temps à fixer une silhouette féminine, un couple assis derrière une petite table avec deux verres de thé. Parfois même une ombre étendue sur sa couchette. Mais les instantanés réussis étaient bien rares. Le givre épais ou un rideau tiré rendaient mon observation impossible. Pourtant, une silhouette entrevue me suffisait amplement…
Je savais qu'il y avait dans ce train un wagon spécial portant les inscriptions en trois langues étrangères: Wagon-lit – Schlafwagen – Vagoniletti. C'est dans ces wagons que les extraterrestres qu'étaient pour nous les Occidentaux traversaient l'Empire.
J'imaginais une femme qui occupait son compartiment déjà depuis un jour et qui allait y passer encore toute une semaine! Je reconstituais mentalement son long voyage: Baïkal, Oural, Volga, Moscou… Comme j'aurais voulu être à côté de cette voyageuse inconnue! Me retrouver dans l'espace chaleureux et exigu du compartiment où l'on est assis si près l'un de l'autre que chaque geste, chaque regard acquiert, surtout à l'approche de la nuit, une signification amoureuse. Et la nuit dans les tangages rythmiques du wagon est longue, si longue…
Mais déjà, la bourrasque de neige provoquée par l'envolée de ce train fabuleux se calmait et on n'apercevait dans le brouillard froid au-dessus des rails que deux feux rouges qui s'estompaient à vue d'œil…
Ce fut par un après-midi gris de février que je revins voir ma tante dans l'isba d'aiguilleur. Déjà, sur le chemin à travers la taïga, j'avais remarqué une étrange langueur répandue dans l'air. Les lointains bleutés étaient brumeux, mais cette brume ne scintillait pas comme le brouillard des grands froids. Elle tamisait l'éclat des neiges, fondait les contours. La taïga ne paraissait plus figée comme un bloc de glace strié par les traits noirs des sapins. Non, elle vivait de chaque arbre, en attente d'un signe, se remettant déjà de la longue immobilité hivernale.
Sur les branches du sapin qui touchaient le toit de la maisonnette, je vis deux corneilles. Elles semblaient se parler en poussant leurs cris gutturaux. Et dans ces cris, on entendait aussi une lassitude molle, langoureuse. Leurs voix ne résonnaient pas comme au plein cœur de l'hiver, mais planaient dans l'agréable tiédeur de l'air, réveillant de temps en temps un écho paresseux.
– On va avoir un de ces redoux! me dit ma tante quand j'apparus sur le seuil. Et puis, s'il commence à neiger, ce n'est pas ce soir que ça va s'arrêter…
Cette langueur brumeuse de la nature m'était, ce jour-là, étrangement proche. Depuis plusieurs semaines déjà, je portais en moi – plutôt dans le cœur que dans la tête – un malaise bizarre. Sa présence était si neuve pour moi que je l'éprouvais très matériellement, je pouvais presque la palper, comme la boîte d'allumettes dans ma poche. Mais sa raison m'échappait.
Il me semblait parfois que tout avait commencé le soir de notre bain quand Samouraï parlait de la beauté du corps féminin qui, selon lui, arrêtait le temps… L'odeur de son cigare éveillait désormais en moi une singulière nostalgie. Celle, la plus terrible, des lieux et des visages qu'on n'a jamais vus et qu'on regrette pourtant comme perdus à jamais. Jeune sauvage, je ne pouvais pas savoir qu'il s'agissait tout simplement de l'amour qui n'avait pas encore trouvé son objet. Ce qui lui donnait une intensité violente, mais aveugle. Oui, tout à l'heure, je faillis courir derrière les corneilles qui s'envolaient lentement pour me fondre dans la paresse lascive de leurs appels gutturaux. Je sentais que déjà la nature préparait instinctivement sa messe amoureuse de printemps. Je désirais y prendre part en me livrant tout entier… Mais à qui?
J'en voulais à Samouraï d'avoir évoqué toutes ces choses graves – l'amour, la vie, la mort – d'une façon qui m'était incompréhensible, raisonneuse, livresque. J'étais habitué à penser la vie très concrètement. L'amour – et je voyais la courbe gracieuse du corps de la belle inconnue derrière le feu de bois. La vie – et je revoyais le vivant défilé des visages qui gravitaient autour des trois pôles de notre univers: taïga, or, camp. La mort – un camion plongeait lentement sous la glace dans une longue trouée à l'endroit maudit du Tournant du Diable. Et aussi ce loup, grand et beau, que les bûcherons avaient abattu puis jeté de leur tracteur près de l'isba de Verbine, en lui criant: «Fais-toi une bonne chapka, vieux!» Le loup était déjà figé, les pattes dures, inertes. Et au coin de son œil hautain, une grosse larme gelée…