Au temps du fleuve Amour
Nous traversâmes l'entrée sombre, montâmes quelques marches qui émirent un grincement sous nos pas. Elle poussa la porte, tapota sur le mur en cherchant l'interrupteur, appuya sur lui à plusieurs reprises. Puis poussa un ricanement enjoué:
– Ah, la sotte! Toute la ville joue à colin-maillard et moi, vas-y, tourne, dynamo!
Je l'entendis ouvrir un tiroir, craquer une allumette. La pièce s'éclaira du halo diffus d'une bougie. Ce fut sans doute cette flamme vacillante qui brisa ma vue. Les gestes, les mots, les odeurs se mirent à se détacher de l'obscurité tremblante. Un à un, sans suite. Ils jetaient des ombres de gestes, de mots, d'odeurs.
Son profil se découpa sur le mur – noir sur jaune – et le verre dont elle renversait le contenu brun entre ses lèvres qui absorbaient avidement. Elle remplit le même verre, me le tendit. Je reconnus la boisson locale: l'alcool mélangé à la confiture de canneberge. Il pénétrait en moi comme l'une des ombres qui glissaient sur le mur nu de l'isba. Il brûlait, m'écorchait le palais, m'emplissait d'obscurité. Comme avant, je ne voyais que les fragments. La bougie était restée dans la pièce voisine, et ces morceaux s'éteignaient, devenaient mats. Tout se brisait. Un éclat: son torse surgissant devant mes yeux dans sa blancheur forte, effrayante. (On n'imagine jamais à quel point ça peut être large!) La blancheur teintée d'ombre jaune. Cette tache claire se noya aussitôt dans l'obscurité qui explosa en faisant jaillir les grincements métalliques du lit. Un autre fragment: sa main, grande, rouge, qui tirait la couverture sur mon épaule nue. Avec une sollicitude et une insistance absurdes. Et puis, une statuette de faïence sur l'étagère près du lit: une ballerine élancée avec son partenaire. Je vis soudain très près leurs visages lisses, leurs yeux immobiles.
Et tout ce qui se passa au creux de ce lit, sentant la fumée froide et le parfum sucré, n'était que les tentatives saccadées et vaines de rassembler ces éclats.
Par hasard, par crainte de ne pas faire ce qu'un homme devait faire, j'attrapai un sein, lourd, froid. Il ne répondait pas à l'étreinte des doigts. Je le relâchai, comme on repose dans l'herbe un oiseau mort. J'essayai d'écraser de tout mon poids ce corps qui se dispersait dans l'ombre, de le retenir dans l'unité du désir. Mon visage se noya dans les boucles rousses. Et je tombai de nouveau sur un fragment à part – les gouttes de neige fondue dans ses cheveux. Et une boucle d'oreille, toute simple, usée, qui glissa vers mes lèvres…
J'avais cru que l'amour aurait l'intensité de notre plongeon nocturne dans la neige, Samouraï et moi, sous le ciel glacé. Cet instant unique où le feu du bain et le froid des étoiles donnaient naissance à une fusion fulgurante. J'avais cru qu'il n'y aurait rien à toucher, à palper, à reconnaître, car tout serait un toucher brûlant. Que je serais tout entier, de l'extérieur et de l'intérieur, l'organe de cet indicible toucher…
La prostituée rousse dut deviner mon embarras. Elle écarta pesamment ses jambes en me laissant glisser dans son aine. Son corps se rassembla, se tendit. Sa main pénétra sous mon ventre, m'attrapa, me plongea en elle. Avec un geste précis, habile. Elle semblait m'accorder, me brancher à sa chair… Et, se cabrant légèrement, elle me secoua, me poussa à l'action.
Je me tortillai entre ses grosses cuisses. Je m'accrochai à ses seins qui se livraient avec une résignation molle, paresseuse. Mon ventre semblait élargir sous le sien une grande plaie gluante, chaude.
La matière de l'amour était donc telle: glissante, visqueuse. Et les amants, pesants, essoufflés. C'était comme si chacun, péniblement, tirait le corps de l'autre… Mais où?
Tout cela je ne le compris que plus tard. Je le revis après, quand, me courbant sous les rafales, je courais en me sauvant de ce lit au fond vaseux, et de cette isba sentant la fumée froide. Ma joue brûlait des deux terribles gifles. La prostituée rousse m'avait frappé avec une exclamation rauque, avec un regard haineux.
Je courais vers le grand pont qui s'élançait au-dessus de l'Oleï. Je m'enfonçais dans le déferlement blanc sans réfléchir à ce que j'allais faire. Tout était trop clair pour y penser. Clair comme l'abîme blanc qui s'ouvrirait à mes pieds, sur le sommet du pont. C'est dans cet abîme qu'il faudrait fuir le regard de la femme rousse. Son regard et cet horrible gâchis qu'était l'amour. Enjamber la rampe et se sauver de la vision qui se précisait peu à peu dans ma tête…
Cette vision surgit lorsque, au milieu de mes agitations fébriles sur son grand corps, la lumière brilla. Absurdement, le courant revint. Une grande ampoule figea la chambre dans une stupéfaction livide. La prostituée rousse plissa les paupières, le visage crispé dans une grimace de dégoût. Je regardais ce large visage. Ce masque fortement maquillé. Ce fard fatigué. Ces pores brillants. Je le sentais sans défense sous cette lumière crue. Piégé par cet idiot retour du courant. Mais moi aussi j'étais pris au piège. Je ne pouvais pas détourner le regard. Le masque l'immobilisait. Je me débattais à quelques centimètres de cette grimace douloureuse. J'eus une étrange pitié de ce visage, et c'est à ce moment que le désir éclata.
Je ne savais pas si ce que j'éprouvais était peur, pitié, amour ou dégoût. Il y avait ce visage avec sa grimace touchante, ces lèvres rouges au souffle douceâtre d'alcool, ces cheveux d'un roux sombre pailletés de gouttes… Et ce spasme violent tordant mon ventre – cette réplique déformée de notre extase nocturne dans la neige sur la rive de l'Oleï.
Je pus juste entrevoir l'éclat du ciel noir empli de constellations… La prostituée rousse laissa retomber ses cuisses, me repoussa légèrement pour se libérer. Elle me débranchait de son corps…
Il n'y avait pas la chaleur humide du bain où j'aurais pu me remettre. Pas l'odeur grisante du cigare de Samouraï. Une lumière impitoyable, à la blancheur sèche et farineuse. Je vis la femme rousse se lever, se mettre debout au milieu de la chambre. Sa nudité m'effraya. Surtout vue de dos. J'espérais qu'elle allait éteindre. Mais elle se mit à se rhabiller. Son corps s'exécutait avec peine, se balançant maladroitement tantôt sur une jambe, tantôt sur l'autre. Je voyais de temps en temps son profil incliné vers les vêtements qu'elle boutonnait. Ses lèvres remuaient lentement, comme si elle s'adressait à elle-même des paroles silencieuses. Ses paupières étaient lourdes, ensommeillées. L'effet de l'alcool devait la gagner de plus en plus.
Enfin, elle se retourna, probablement pour m'inciter à me dépêcher. Nos regards se croisèrent. Ses yeux s'arrondirent. Elle me vit! Ses lèvres tremblèrent. En portant sa grosse main à la bouche, elle réprima un cri. On n'entendit qu'une sorte d'étranglement sourd.
Laissant son chemisier à moitié déboutonné, elle se jeta vers une petite armoire, l'ouvrit d'un geste violent, en tira une bouteille. Puis, sans me donner la moindre explication, elle s'assit sur le bord du lit, à côté de moi, et rejeta la couverture. Je n'eus pas le temps de réagir. Elle se versa dans le creux de la paume ce que je crus de l'eau et se mit à me frotter fortement le sexe et le bas-ventre. Interdit, je me laissai faire. Le frottement me brûlait la peau. L'eau se révéla être de l'alcool… De temps à autre la femme me jetait un regard que je ne savais pas comprendre. Il était à la fois douloureux et attendri. Comme celui que je remarquais chez la mère d'Outkine quand ell voyait son fils clopiner à travers la cour.
D'ailleurs, il n'y avait plus rien à comprendre. Ce que je vivais ne se prêtait tout simplement pas à la pensée. La brûlure de l'alcool, incompréhensible elle aussi, était plutôt bienvenue: elle répondait à l'ivresse qui envahissait lentement chaque recoin de mon être.
C'est cette ivresse qui me libéra de tout étonnement. Ce qui m'arrivait devenait absurdement naturel. Et cette femme rousse qui, avant de ranger la bouteille, se remplissait un verre aux bords maculés de son rouge à lèvres. Et la lumière qui soudain s'éteignait de nouveau. Et ce paquet de vieilles photos qu'elle apportait en même temps que la bougie…