Au temps du fleuve Amour
Tout était naturel. Cette grande femme au chemisier déboutonné, assise à côté de moi et qui étalait sur la couverture ces clichés noir et blanc. Elle pleurait silencieusement et chuchotait des explications que je n'entendais pas. Je ne voyais pas les photos, je vivais leurs images ternies. C'était presque toujours une femme jeune et souriante qui se protégeait les yeux du soleil. Elle tenait dans les bras un enfant qui lui ressemblait. Parfois, à côté d'eux, apparaissait un homme habillé d'un pantalon large et d'une chemise au col ouvert que plus personne ne portait depuis longtemps. Et je respirais l'air de ces journées inconnues que je reconnaissais dans la lumière vacillante de la bougie. Un bout de rivière, l'ombre d'une forêt. Leurs regards, leurs sourires. Leur complicité de famille. Malgré moi, je vivais cette joie des gens étrangers. Les commentaires que la femme rousse me donnait à travers ses larmes silencieuses évoquaient toujours cet été paradisiaque. Et puis la fatale dispersion de la chaleur concentrée sur ces clichés jaunis. Quelqu'un était parti, disparu, mort. Et le soleil qui obligeait la jeune femme à plisser les yeux sur les photos s'était transformé en ce halo trompeur des trains de nuit à la gare enneigée de Kajdaï…
La bordure des photos était ouvragée. Celui qui l'avait découpée devait rêver à cette longue histoire de famille qu'elles allaient évoquer un jour, rassemblées dans un album. Je prenais un cliché, je caressais ce bord façonné, je sentais sur mon visage le vent des journées ensoleillées, j'entendais le rire de la jeune femme, les criaillements de l'enfant…
La flamme de la bougie s'étirait, palpitait, la tempête se débattait bruyamment dans la cheminée, le feu ravivé embaumait l'obscurité de senteurs chaudes, pénétrantes. L'ivresse détacha cet instant de ce qui l'avait précédé. L'isba de la femme rousse devenait ma maison retrouvée. Et cette femme assise à côté de moi était un être proche dont je mesurais désormais l'absence…
Quand les photos furent épuisées, la femme essaya de me sourire à travers la brume des larmes. En fermant les yeux, elle s'inclina vers moi. D'une main hésitante j'effleurai son épaule. Tout se mélangea dans ma jeune tête avinée. La femme était ce corps, et cette soirée de tempête, et cet instant à l'odeur du feu… Et c être retrouvé. J'eus envie de m'accrocher à elle, de vivre à l'ombre de son corps, au rythme de ses soupirs silencieux. De ne pas quitter cet instant.
Elle toucha mon front de son menton. Mes mains frôlèrent le col de son chemisier, touchèrent à ses seins. Je fermai les yeux…
Elle me repoussa avec violence. J'aperçus sur le mur le va-et-vient d'une ombre rapide. Ma tête tressaillit de deux claques sonores. Je revenais à moi.
Elle se tenait debout, le visage fermé, dur.
– Je… Ça… balbutiai-je, complètement perdu.
– Fous-moi vite le camp, petit salaud! dit-elle d'une voix fatiguée, écœurée.
Et, d'une brassée, elle me jeta mes vêtements.
Si je ne me jetai pas tout de suite dans l'abîme blanc, c'est qu'en arrivant au sommet du pont je constatai qu'il n'y avait plus de moi. Il n'y avait plus personne à précipiter vers la rivière gelée.
Il existait bien une ombre d'autrefois – cet adolescent qui captait avidement tout récit sur l'amour, ce guetteur de confidences sexuelles lâchées par les gros bûcherons dans la cantine d'ouvriers. Une ombre méconnaissable.
Il y avait cet autre qui, quelques instants auparavant, se débattait entre les cuisses d'une femme inconnue, les yeux fixés sur son visage écrasé par la lumière impitoyable. C'était aussi un étranger.
Quant à celui qui venait de découvrir les vieilles photos, c'était un être que je n'avais jamais rencontré en moi…
Je me retrouvai sur le pont avec quelques loques de moi qui se dispersaient dans l'obscurité fouettée par la neige. Le vent était si violent qu'il semblait vider mon corps de toute la chaleur de ma courte touloupe. Je ne sentais plus mes lèvres, ni mes joues recouvertes d'une laque de cristaux. Je n'étais plus.
Le malheur et aussi la folie ont leur propre logique…
C'est suivant cette logique que le pont s'éclaira subitement. Les phares d'un camion attardé, intempestif, fortuit, fou. Le chauffeur aurait dû traverser le pont à toute vitesse et disparaître en poursuivant son objectif obscur. Mais il freina brusquement. Car, justement, il n'avait pas d'objectif. Outre cette course absurde à travers la tempête. Tout simplement il était ivre. Ivre et triste. Comme cette bagarre à laquelle il venait de participer sur le perron du magasin de vins, sous un réverbère terne. La lumière s'était éteinte, et il ne pouvait même pas frapper celui qui lui avait incisé la joue avec un tesson de bouteille. On s'était dispersé dans l'obscurité en jurant…
Maintenant, il fallait surtout ne pas s'arrêter. Les deux taches jaunes des phares étaient l'unique source de lumière, et le ronflement du moteur l'unique réserve de chaleur. Oui, les battements de son cœur ivre et ce moteur. L'univers tout entier était noir malgré la neige.
Et s'il s'arrêta soudainement au sommet du] pont, c'est parce qu'il avait dû capter la présence d'une minuscule parcelle de vie dans ce défilé glacial. Il vit une ombre figée derrière la rampe, agrippée à sa barre en fonte. Ombre qui semblait attendre l'extinction finale de cette dernière étincelle. Quand les doigts transis se relâcheraient…
Ou peut-être, tout simplement, il aperçut cette silhouette solitaire et sa pensée brumeuse imagina une femme. Celle qu'on pouvait héler et rendre heureuse avec les restes de vodka dans une bouteille qu'il cachait derrière le siège. Quelque fille perdue dont toute la vie était un peu ce balancement sur la rampe d'un pont nocturne. Un corps chiffonné qu'il pourrait mettre sur l'étroite banquette derrière les sièges. Une femme qu'il pourrait «faire».
Ou, peut-être, devinant de quelle ombre il s'agissait, s'en voulut-il de ses pensées et même eut-il pitié de cette fille frigorifiée qu'il voulait déjà tirer dans sa cabine.
Peut-être… Allez savoir ce qui se passait dans la tête d'un camionneur sibérien ivre, homme fort et rude, aux avant-bras recouverts de tatouages (ancres, croix sur une pierre tombale, femmes aux gros seins), une joue couverte de sang séché, et des yeux gris tristes, obligés de percer la rame de l'ivresse?
Il vit une ombre, pensa à un corps facile étalé sur la banquette, sentit une lourdeur agréable dans le bas-ventre. Et il s'indigna: toute la vie est commandée par cette lourdeur. La bouffe, la femme, le sang! Il freina, sauta dans la neige en claquant la portière. Se frottant la joue avec une boule gla-cée qu'il ramassa sur le rebord de la ridelle, il alla vers l'ombre. On ne voyait plus rien à trois pas. Les vagues neigeuses étaient si denses qu'on aurait cru que la terre elle-même basculait, se renversait dans l'Oleï. Le chauffeur tapa sur l'épaule de celui qui se tenait derrière la rampe, au-dessus de l'abîme blanc de la rivière. Puis jeta un regard en bas, en écarquillant les yeux. C'était le vide, la frontière invisible d'un au-delà vertigineux. Il empoigna le col de la courte touloupe recouverte de neige, le tira par-dessus la rampe.
– Qu'est-ce que tu fabriques là? demanda-t-il en traînant son fardeau vers le camion. Où tu t'es soûlé comme ça, imbécile? Moi, à ton âge, je bossais déjà à l'usine! Et eux, maintenant, ils ne pensent qu'à se soûler la gueule.
L'ombre ne donnait aucune réponse. D'ailleurs, le camionneur posait ses questions plutôt pour lui-même, pensant à toute autre chose. A cet abîme sans nom, à cette solitude qu'il venait de croiser dans la nuit, à ce mince filet de chaleur que l'ombre glacée irradiait encore.
Il continuait à parler ainsi dans la cabine. Le vent de la tempête l'avait éveillé, l'avait rendu bavard. Ce furent ces bribes nocturnes que je perçus les premières, quand, lentement, je me mis à remplir de moi l'ombre inanimée secouée par les cahots de la route.