Au temps du fleuve Amour
Dès sa naissance, le village n'était pas conçu pour abriter l'amour. Les cosaques du tsar qui l'ont fondé, il y a trois siècles de cela, n'y pensaient même pas. Ils étaient une poignée d'hommes écrasés par la fatigue de leur folle équipée au fond de la taïga infinie. Les regards hautains des loups les poursuivaient même dans leurs songes tumultueux. Le froid était tout autre qu'en Russie. Il semblait ne pas connaître de limites. Les barbes, recouvertes de givre épais, se dressaient comme des lames de hache. Dès qu'on fermait les yeux un instant, les cils ne se décollaient plus. Les cosaques juraient de dépit et de désespoir. Et leurs crachats tintaient en retombant en petits glaçons sur la surface noire d'une rivière immobile.
Bien sûr, il leur arrivait d'aimer, à eux aussi. Ces femmes aux yeux bridés, aux visages impassibles et comme ombrés d'un sourire mystérieux, les cosaques les aimaient dans l'obscurité enfumée d'une yourte, près de la braise rougeoyante, sur les peaux d'ours. Mais trop étranges étaient les corps de ces amantes silencieuses. Enduits avec de la graisse de renne, ces corps échappaient à l'étreinte. Il fallait, pour les retenir, enrouler autour de son poignet les longues tresses luisantes, noires et rêches comme la crinière d'un cheval. Leurs seins étaient plats et ronds comme les coupoles des plus anciennes églises de Kiev, et leurs hanches fermes et rebelles. Mais, domptés par la main retenant la crinière, ces corps ne s'esquivaient plus. Les yeux brillaient comme des tranchants de sabres, les lèvres s'arrondissaient, prêtes à mordre. Et l'odeur de leur peau tannée par le feu et le froid devenait de plus en plus âpre, enivrait. Et cette ivresse ne passait pas… Le cosaque enroulait de nouveau les tresses autour de son poignet. Et dans les yeux étroits de la femme s'allumait une étincelle de malice. N'a-t-il pas bu une coupe de cette infusion visqueuse et brunâtre – le sang de la Kharg-racine qui vous déverse dans les veines la puissance de tous vos ancêtres?
Rompant l'enchantement, le cosaque rejoignait ses compagnons, et, durant plusieurs jours encore, il ne remarquait pas la morsure du froid. La Kharg-racine chantait dans ses veines.
Leur but était toujours cet Extrême-Orient improbable, avec la promesse exaltante du bout de la terre: ce grand néant brumeux, cher à leurs âmes détestant les contraintes, les limites, les frontières. A l'ouest, l'Europe avait marqué des bornes infranchissables en rejetant pour toujours la Moscovie barbare. Ils s'étaient donc rués vers l'est. En espérant rejoindre l'Occident par l'autre bout? Ruse d'un admirateur négligé? Astuce d'un amoureux banni?
Mais, avant tout, ils étaient des aventuriers de ce néant brumeux. S'arrêter au bout de la terre, dans le crépuscule tiède du printemps, et laisser son regard s'envoler de ce bord ultime vers la pâleur timide des premières étoiles…
Après plusieurs mois, ils s'arrêtaient enfin, bien moins nombreux qu'au départ, sur cette extrémité de leur Eurasie natale. Là où la terre, le ciel et l'océan ne font qu'un… Et dans une yourte enfumée, au fond de la taïga encore hivernale, une femme au corps-serpent horriblement déformé se débattait en expulsant sur une peau d'ours un enfant extraordinairement grand. Il avait les yeux bridés comme sa mère, les pommettes saillantes comme tous ses congénères. Mais ses cheveux mouillés étincelaient. Eclat d'un or sombre.
Les gens se serraient autour de la jeune mère en contemplant silencieusement ce nouveau Sibérien.
Nous, de ce passé mythique, nous n'avions hérité qu'une lointaine légende. Un écho assourdi par la rumeur confuse des siècles. Dans notre imagination, les cosaques n'en finissaient pas de se frayer le passage au travers de la taïga vierge. Et une jeune fille yakoute, vêtue d'une courte pelisse de zibeline, fouillait toujours dans l'enchevêtrement des tiges et des branches en recherchant la fameuse Kharg-racine… N'est-ce pas un hasard si fut irrésistible le pouvoir des rêves, des chants et des légendes sur nos cœurs barbares? Notre vie elle-même devenait un rêve!
Cependant, de cette mémoire des siècles il ne restait de nos jours qu'un amoncellement de bois vermoulu sur les blocs de granit couverts de lichen. Ruines de l'église construite par les descendants des cosaques et dynamitée pendant la révolution. Ou encore, enfoncés dans les troncs d'énormes cèdres, des clous rouilles, gros comme un doigt d'homme. Les vieux du village n'en gardaient eux-mêmes qu'un souvenir bien vague: tantôt c'étaient les Blancs qui avaient atrocement exécuté quelques partisans en les faisant pendre à ces clous, tantôt c'étaient les Rouges qui avaient accompli la justice révolutionnaire… Les clous avec des bouts de corde putréfiés se sont hissés, depuis de longues années, à la hauteur de deux tailles humaines, suivant la vie lente et majestueuse des cèdres. Dans notre regard émerveillé, les Rouges et les Blancs qui s'adonnaient à cette pendaison cruelle avaient l'allure de géants…
Le village n'a rien su préserver de son passé. Dès le début du siècle, l'histoire, tel un redoutable balancier, s'est mis à balayer l'Empire par son va-et-vient titanesque. Les hommes partaient, les femmes s'habillaient de noir. Le balancier mesurait le temps: la guerre contre le Japon; la guerre contre l'Allemagne; la Révolution; la guerre civile… Et, de nouveau, mais dans l'ordre inversé: la guerre contre les Allemands; la guerre contre les Japonais. Et les hommes partaient, tantôt traversant les douze mille kilomètres de l'Empire pour remplir les tranchées à l'ouest, tantôt pour se perdre dans le néant brumeux de l'océan à l'est. Le balancier s'envolait vers l'ouest: les Blancs rejetaient les Rouges derrière l'Oural, derrière la Volga. Son poids revenait en balayant la Sibérie: les Rouges repoussaient les Blancs vers l'Extrême-Orient. On enfonçait des clous dans les troncs des cèdres, on dynamitait les églises comme pour aider le balancier à mieux effacer toute trace du passé.
Un jour, ce va-et-vient puissant a même projeté les hommes du village vers cet Occident fabuleux qui s'était démarqué jadis dédaigneusement de la Moscovie barbare. De la Volga, ils sont allés jusqu'à Berlin en dallant cette route de leurs cadavres. Là, à Berlin, cette horloge folle s'est arrêtée un instant – court moment de victoire, – et les survivants sont repartis à l'est: il fallait, en finir avec le Japon, à présent…
Du temps de notre enfance, le balancier semblait immobile. On aurait dit que son poids immense s'était embrouillé dans les innombrables rangs des barbelés tendus sur son parcours. Il y avait justement un camp à une vingtaine de kilomètres de notre village. À un endroit du chemin qui menait à la ville, la taïga s'écartait et on voyait dans le scintillement froid du brouillard les silhouettes des miradors. Et combien de ces pièges à travers l'Empire rencontrait dans son va-et-vient le balancier? Dieu seul le sait.
Le village, dépeuplé, ne comptait plus que deux dizaines d'isbas et semblait somnoler au voisinage de cette masse tassée de vies humaines. Ce camp – un point noir au milieu des neiges infinies…
L'enfant, pour construire son univers personnel, a besoin de peu de choses. Quelques repères naturels dont il perce facilement l'harmonie et qu'il dispose en un monde cohérent. C'est ainsi que, de lui-même, s'organisa le microcosme de nos jeunes années. Nous connaissions l'endroit dans un profond fourré de la taïga où un ruisseau naissait, sortant du miroir sombre d'une source souterraine. Ce ruisseau, Courant, ainsi que tout le monde l'appelait, contournait le village et se jetait dans la rivière, près de l'isba des bains abandonnée. Une rivière sinuant entre deux murs sombres de la taïga, large, profonde. Elle avait un nom propre, Oleï, entrait dans des jeux géographiques plus vastes marquant par son flux la direction nord-sud et rejoignait, loin du village, un immense fleuve: le fleuve Amour. Celui-ci était indiqué sur le globe poussiéreux qu'exhibait parfois notre vieux professeur de géographie. Et les habitations humaines se disposaient dans notre microcosme naïf toujours selon cette configuration à trois niveaux. Notre village, Svetlaïa, sur la rivière, un chef-lieu, Kajdaï, plus en aval, à dix kilomètres du village, et enfin, sur le grand fleuve, la seule vraie ville, Nerloug, avec son magasin où l'on pouvait acheter même de la limonade en bouteilles…