Au temps du fleuve Amour
Le brassage du balancier a rendu la population du village très bigarrée, malgré la simplicité primitive de son existence. Il y avait parmi nous un ancien «koulak» exilé ici pendant la collectivisation en Ukraine dans les années trente; la famille de vieux-croyants Klestov qui vivaient dans un isolement féroce, parlant à peine avec les autres; un passeur de bac, le manchot Verbine, qui racontait toujours la même histoire à ses passagers: il était l'un des premiers à avoir marqué son nom sur les murs du Reichstag conquis; et c'est à ce moment d'extase victorieuse qu'un éclat d'obus perdu lui avait sectionné le bras droit – il n'avait marqué son nom qu'à moitié!
Le balancier a concassé aussi les familles. Il n'y en avait presque pas de complètes, à part celle des vieux-croyants. Mon ami Outkine vivait avec sa mère, seule. Tant qu'il était enfant et ne pouvait pas comprendre, elle lui racontait que son père avait été un pilote de guerre et qu'il avait péri en kamikaze, jetant son avion en flammes sur une colonne de chars allemands. Mais un jour, Outkine a deviné que, né douze ans après la guerre, il ne pouvait pas physiquement avoir un tel père. Meurtri, il l'a dit à sa mère. Celle-ci, en rougissant, expliqua qu'il s'agissait de la guerre de Corée… Ce n'étaient pas les guerres qui manquaient, heureusement.
Moi, je n'avais que ma tante… Le balancier dans son envol a dû écorcher le sol gelé de notre contrée en découvrant des rivières au sable d'or. Ou bien, c'est la dorure de son lourd disque qui a marqué cette terre rude… Et ma tante n'avait pas besoin d'inventer des exploits aériens. Mon père, géologue, avait suivi la trace dorée du balancier. Il devait espérer secrètement révéler quelque nouveau terrain aurifère pour le jour de ma naissance. Son corps n'a jamais été retrouvé. Et ma mère est morte en couches…
Quant à Samouraï qui avait à l'époque quinze ans, nous n'avions jamais bien compris, ni Outkine ni moi, qui était cette vieille au nez crochu dont l'isba lui servait de logis. Sa mère? Sa grand-mère? Il l'appelait toujours par son prénom et coupait court à toutes nos tentatives d'en apprendre davantage sur son compte.
Le balancier a suspendu ses envolées. Et la vie du village s'est limitée peu à peu à trois matières essentielles: le bois, l'or, l'ombre froide du camp. Nous n'imaginions même pas que notre avenir pourrait se déployer au-delà de ces trois éléments premiers. Il nous faudrait un jour, pensions-nous, rejoindre les hommes qui s'enfonçaient avec leurs tronçonneuses dentues dans la taïga. Certains de ces bûcherons étaient venus dans notre enfer de glace en recherchant «l'argent du Nord»: la prime qui doublait leurs maigres salaires. D'autres – prisonniers relâchés sous condition de bon travail et de conduite exemplaire – comptaient non pas les roubles, mais les jours… Ou, peut-être, serions-nous parmi ces chercheurs d'or que l'on voyait parfois entrer dans la cantine des ouvriers. Énormes chapkas de renard, courtes pelisses sanglées de larges ceintures, gigantesques bottes doublées de fourrure lisse, luisante. On disait que, parmi eux, il y en avait quelques-uns qui «volaient l'or à l'État». Oui, ils lavaient le sable dans les terrains inconnus et écoulaient les pépites sur un mystérieux «marché noir». Enfants, nous étions bien tentés par ce destin.
Il nous restait encore un choix: se figer là, dans l'ombre froide, en haut d'un mirador, en pointant une mitraillette vers les rangs des prisonniers alignés près de leurs baraques. Ou nous perdre nous-mêmes dans le grouillement humain des baraques…
Toutes les dernières nouvelles dans Svetlaïa tournaient autour de ces trois éléments: taïga, or, ombre. On apprenait qu'une brigade de bûcherons avait de nouveau dérangé un ours dans sa tanière et qu'ils s'étaient sauvés en s'entassant tous les six dans la cabine du tracteur. On parlait du poids record d'une pépite «grosse comme un poing». Et, en chuchotant, d'un nouvel évadé… Puis venait le temps des violentes bourrasques, et même ce mince filet d'information s'interrompait. On évoquait alors les nouvelles locales: un fil électrique qui avait cédé, des traces de loups découvertes près de la grange. Enfin, un jour, le village ne se réveillait pas…
Les habitants se levaient, préparaient le petit déjeuner. Et, tout à coup, ils surprenaient un étrange silence qui régnait autour de leur isba. Pas de crissement de pas dans la neige, pas de sifflement du vent sur les arêtes du toit, pas d'aboiements de chiens. Rien. Un silence cotonneux, opaque, absolu. Cet extérieur sourd distillait tous les bruits ménagers, d'habitude imperceptibles. On entendait les soupirs d'une bouilloire sur le poêle, le chuintement fin et régulier d'une ampoule. Nous écoutions, ma tante et moi, l'insondable profondeur de ce silence. Nous regardions l'horloge à poids. Le jour, normalement, aurait dû déjà naître. Le front contre la vitre, nous scrutions l'obscurité. La fenêtre était complètement obstruée par la neige. Alors, nous nous précipitions vers l'entrée et, devinant déjà l'inimaginable qui se répétait presque chaque hiver, nous ouvrions la porte…
Un mur de neige se dressait au seuil de notre isba. Le village était enseveli tout entier.
Avec un hurlement de joie sauvage, je m'emparais d'une pelle: pas d'école! pas de devoirs! Une journée de désordre bienheureux nous attendait.
Je commençais à creuser d'abord un étroit tronçon, puis, en damant la neige duveteuse et légère, j'aménageais les marches. La tante, pour me faciliter la tâche, arrosait de temps en temps le fond de ma caverne avec l'eau chaude de la bouilloire. Je montais lentement, obligé parfois de m'avancer presque à l'horizontale. La tante m'encourageait depuis le seuil de l'isba en me priant de ne pas aller trop vite. L'air commençait à me manquer, je ressentais un étrange vertige, mes mains nues brûlaient, mon cœur battait lourdement dans mes tempes. La lumière de l'ampoule terne venant de l'isba n'atteignait presque plus le recoin dans lequel je me débattais. Inondé de sueur malgré la neige qui m'enveloppait, je m'imaginais dans des entrailles chaudes et protectrices. Mon corps semblait se souvenir de ses nuits prénatales. Mon esprit engourdi par le manque d'air me suggérait faiblement qu'il eût été sage de descendre dans l'isba pour reprendre souffle…
C'est à cet instant que ma tête perçait la croûte de la surface neigeuse! Je fermais les yeux, la lumière m'aveuglait.
Le calme infini régnait sur cette plaine noyée dans le soleil: la sérénité de la nature se reposant après la tourmente nocturne. La taïga découvrait maintenant ses lointains bleutés et semblait somnoler dans la douceur de l'air. Et, au-dessus de la nappe étincelante, les colonnes blanches de fumée montaient des cheminées invisibles.
Les premiers hommes apparaissaient, émergeant de la neige, se redressaient, enveloppaient d'un regard ébloui le désert scintillant qui s'étendait à la place du village. Nous nous embrassions, en riant, en montrant du doigt la fumée – c'était vraiment drôle d'imaginer quelqu'un préparant le repas sous deux mètres de neige! Un chien sautait du tunnel et semblait aussi s'esclaffer devant ce spectacle insolite… On voyait apparaître Klestov, le vieux-croyant. Il se tournait vers l'est, se signait lentement, puis saluait tout le monde avec un air de dignité appuyée.
Le village retrouvait peu à peu ses bruits familiers. Les quelques hommes de Svetlaïa, aidés par nous tous, se mettaient à creuser des couloirs qui reliaient les isbas entre elles et ouvraient le passage vers le puits.
Nous savions que cette abondance neigeuse, dans notre contrée des froids secs, avait été apportée par les vents nés dans le néant brumeux de l'océan. Nous savions aussi que cette tempête était le tout premier signe du printemps. Le soleil de ce redoux rabattrait vite la neige, la ramènerait, lourde et tassée, jusque sous nos fenêtres. Et les froids reprendraient encore plus violents, comme pour se venger de cette brève défaillance lumineuse. Mais le printemps viendrait! Maintenant nous en étions sûrs. Le printemps aussi éclatant et soudain que la lumière qui nous aveuglait à la sortie de nos tunnels.