Au temps du fleuve Amour
Et le printemps venait, et, un beau jour, le village rompait les amarres. La rivière s'ébranlait. D'énormes champs de glace commençaient leur défilé majestueux. Leur marche s'accélérait, les écailles luisantes de l'eau nous éblouissaient. L'odeur âpre de la glace se mélangeait avec le vent des steppes. Et la terre se dérobait sous nos pieds, et c'était notre village avec ses isbas, ses haies vermoulues, ses voiles de linge multicolore sur les cordes, c'était Svedaïa qui s'en allait dans une navigation joyeuse.
L'éternité hivernale prenait fin.
Le voyage ne durait pas longtemps. Quelques semaines après, la rivière rentrait dans son lit, le village accostait à la rive d'un fugitif été sibérien. Et, dans ce bref intervalle, le soleil déversait l'odeur chaude de la résine de cèdre. Nous ne parlions plus que de la taïga.
C'est au cours de l'une de nos expéditions au milieu de la taïga qu'Outkine trouva la Khargracine…
Avec sa jambe mutilée, il était toujours derrière nous. De temps en temps, il nous lançait, à Samouraï et à moi: «Hé! mais attendez un peu!» Nous ralentissions le pas, compréhensifs.
Cette fois, au lieu de son habituel «Attendez-moi!», il poussa un long sifflement de surprise. Nous nous retournâmes.
Comment pouvait-il la dénicher, cette racine que seuls les yeux experts des vieilles Yakoutes réussissaient à distinguer dans la couche molle de l'humus? À cause de sa jambe, peut-être. Son pied gauche qu'il traînait comme un râteau déterrait souvent à son insu des choses étonnantes…
Nous regardâmes la Kharg-racine de près. Sans nous l'avouer, nous sentîmes qu'il y avait quelque chose de féminin dans sa forme. C'était en fait une sorte de grosse poire sombre à l'écorce de daim légèrement craquelée, recouverte dans sa partie inférieure d'un duvet violacé. De haut en bas, cette racine était divisée par une cannelure ressemblant au tracé de la colonne vertébrale.
La Kharg était très agréable au toucher. Sa peau veloutée semblait répondre au contact des doigts. Ce bulbe aux contours sensuels laissait deviner une étrange vie qui animait son mystérieux intérieur.
Intrigué par son secret, j'écorchai sa surface rebondie avec l'ongle de mon pouce. Un liquide rouge comme le sang emplit l'égratignure. Nous échangeâmes un regard perplexe.
– Donne voir, demanda Samouraï en me prenant la Kharg des mains.
Il retira son couteau et incisa le bulbe de la racine d'amour suivant la cannelure. Puis, enfonçant ses pouces dans le duvet en bas de son ovale charnu, il les écarta brusquement.
Nous entendîmes une sorte de bref criaillement – comme celui d'une porte saisie par la glace et qui cède enfin sous l'effort.
D'un même élan nous nous inclinâmes pour mieux voir. Dans un giron rosâtre, pulpeux, nous vîmes une longue feuille pâle. Elle était pliée avec cette émouvante délicatesse que nous rencontrions souvent dans la nature. Et qui provoquait chez nous des sentiments mitigés: détruire, rompre cette harmonie inutile ou… Nous ne savions pas bien ce qu'il fallait en faire. C'est ainsi que, quelques instants, nous contemplâmes la feuille qui rappelait la transparence et la fragilité des ailes d'un papillon sortant de son cocon.
Samouraï lui-même paraissait vaguement embarrassé devant cette beauté inattendue et déroutante.
Enfin, d'un geste expéditif, il colla les deux moitiés de la Kharg et fourra la racine dans une pochette de son sac à dos.
– Je demanderai à Olga, nous lança-t-il en reprenant la marche. Elle doit en avoir entendu parler…
3
Nous vivions dans un étrange univers sans femmes. La découverte du bulbe d'amour ne fit que rendre cette réalité éclatante.
Oui, quelques ombres qui nous étaient souvent chères, attachantes, mais qui n'évoquaient pour nous rien de féminin. Ma tante, la mère d'Outkine, la vieille Olga… Quelques visages des enseignantes de l'école qui se trouvait à Kajdaï. Leur féminité s'était épuisée depuis longtemps dans cette rude résistance quotidienne au froid, à la solitude, à l'absence de tout changement prévisible. Non, elles n'étaient pas laides. La mère d'Outkine, par exemple, avait un beau visage pâle, une sorte de transparence aérienne dans les traits. Mais le savait-elle, elle-même? C'est bien longtemps après, en la revoyant dans mes souvenirs, que j'ai pu le constater: oui, elle aurait pu plaire, être désirable. Mais plaire à qui? Être désirable où? Froid, nuit, éternité appelée «hiver». Et le balancier qui somnolait embrouillé dans les barbelés recouverts de glace.
Il arrivait que, par le hasard de quelque affectation décidée à mille kilomètres de notre village, une jeune enseignante se retrouvât dans notre école. Denrée rare. Sa personne concentrait sur elle une curiosité intense. Mais nous lisions sur son visage une telle angoisse, un tel désir de fuir le plus vite possible, que nous en étions nous-mêmes inquiets: est-ce que notre vie était vraiment à ce point invivable? L'angoisse altérait ses traits. Sa beauté, sa fascinante étiangeté s'estompaient sous cette grimace de terreur. Nous sentions tous que, mentalement, elle comptait les jours – elle nous regardait comme si nous étions déjà dans le passé. Figurants d'un mauvais souvenir. Personnages d'un cauchemar.
Et les hommes, assujettis à trois éléments – taïga, or, ombre des miradors -, comptaient eux aussi. En mètres cubes de cèdre, en kilogrammes de sable d'or… Ils rêvaient aussi d'une existence tout autre, au bout de ce calcul, d'une vie à dix mille kilomètres de ces lieux, par-delà l'Oural, à l'autre bout de l'Empire. Ils évoquaient l'Ukraine, le Caucase, la Crimée. Leurs scies s'enfonçaient dans la chair odorante des cèdres et semblaient crier ce «Crrri-i-mée» tant convoité. Et les dragues des chercheurs d'or reprenaient en écho en creusant: «Crrri-i-mée»…
Quant à l'amour… Le seul mot que nous les entendions employer était «faire». Non pas «faire l'amour», ce qui aurait désigné déjà le processus, ni même «se faire une femme», ce qui aurait évoqué au moins un acte de séduction, mais tout simplement: «faire une femme». Tapis dans un coin de la cantine d'ouvriers, devant notre verre de compote, nous écoutions leurs confidences et nous en étions toujours terriblement déçus. Leurs récits ne nous apprenaient qu'une chose: l'un d'eux avait «fait» une inconnue. Pas de décors, pas de portraits, aucune esquisse êrotique. Ils ne prenaient même pas la peine de chercher à exprimer leur exploit par l'un de ces verbes grossiers qui gargouillaient tout le temps dans leurs gorges brûlées par la vodka et le vent.
– Je l'ai faite, hé-hé! cette petite Yakoute…
– Cette Mania, la caissière, tu te rappelles? Je l'ai faite…
Nous espérions au moins quelques détails: comment était-elle, cette jeune femme yakoute? Sous sa pelisse endurcie par le givre piquant, son corps devait paraître particulièrement chaleureux et lisse. Et ses cheveux devaient avoir l'odeur du cèdre brûlé. Et ses jambes fortes, un peu courbes, ses hanches musclées faisaient sans doute de son aine un véritable piège qui se refermait sur le corps de son amant… Nous attendions si fébrilement l'une de ces confidences! Mais les hommes se mettaient déjà à parler des mètres cubes de bois ou d'un tuyau qu'il fallait rallonger pour mieux débusquer les pépites… Nous avalions bruyamment les fruits ramollis de notre compote, brisions avec les lourdes poignées de nos couteaux les noyaux d'abricots. Et, en mastiquant leurs amandes, nous nous en allions dans le vent glacé, avec un goût amer sur les lèvres.
L'amour nous paraissait taillé dans le crépuscule gris d'un chef-lieu triste dont toutes les rues débouchent sur les terrains vagues couverts de sciure mouillée.
Et puis, un jour, il y eut cette rencontre en pleine taïga. C'était le même été où le pied mutilé d'Outkine avait déterré la racine d'amour. Je venais d'avoir quatorze ans, et je ne savais toujours pas si j'étais laid ou beau, ni si l'amour allait au-delà de «je l'ai faite»…