La fille d'un h?ros de l'Union sovi?tique
Mais jette ça! ça va se gâter dans l'avion!" Et lui, ça le laisse froid. Il rit: Ça sera mon dîner à Rome…" On attend, on attend comme une imbécile. Et toi, Svetka, tu attends aussi, mais toi, sans te l'avouer. Et tu fais tourner ton hula-hoop comme un automate…» Mais Olia n'osait pas le lui dire si crûment. Ce soir-là, elle prit les choses de loin, sur un ton plaisant. Pourtant Svetka comprit tout de suite où elle voulait en venir.
– Olietchka, là, c'est ton origine à demi moscovite qui remonte. Ninka avait bien raison: tout comme sur un plateau d'argent! Moscou? Mais je vous en prie. L'Institut? Soyez les bienvenus! Le Centre du commerce international? Prenez donc la peine d'entrer! Tu aurais vécu comme moi dans le village de Tiomny Bor de la région d'Arkhangelsk, tu ne pataugerais pas dans ce marécage existentialiste. Douze kilomètres pour aller à l'école, et il faisait tellement froid que quand tu crachais, ça gelait en l'air et ça sonnait en tombant. Quand tu commençais à enlever le linge qui séchait sur les cordes, il cassait. Tu le rentres à la maison, tu regardes et hop, la chemise n'a plus de manches. Et les gens! Quelle sauvagerie! Tu ne peux pas imaginer. La saoulerie généralisée. On avait un voisin, chaque jour, avec sa femme, complètement saouls. Et tous les ans un enfant. Neuf en tout. Tous un peu fêlés bien sûr. À cause de la vodka, les parents étaient devenus comme des bûches. Un nouvel enfant arrive, ils lui donnent le premier nom qui leur vient à l'esprit, et après, on se retrouve avec deux Serge, deux Lioudka… Et toi, tu parles de peur? C'est ça qui fait peur! Dans les magasins, rien que des conserves de maquereaux à la tomate et du mil charançonné. C'est tout! Et aussi de la vodka, bien sûr. Tout le village est couché ivre mort et, pendant ce temps-là, les loups arrachent les chiens de leurs niches… Tu dis: «La jeunesse passe.» Et où ne passe-t-elle pas? Le corps anémique… écoutez-moi ça… l'odeur du tombeau… Tu racontes Dieu sait quoi, surtout juste avant de dormir. Et si tu t'étais mariée avec un petit cadre moscovite à cent cinquante roubles par mois, tu crois que ce serait plus gai? Lui, il ne manquerait jamais de te rappeler sa propiska [23] moscovite, ses mètres carrés minables. Et où irais-tu travailler? À l'usine? Traduire des brevets pour cent trente roubles? Au bout d'une semaine, tu aurais une telle angoisse existentielle que tu te mettrais balayeuse au Centre. Ne te monte pas la tête, personne ne te retient ici. Le K.G.B.? Ah! ils ont sûrement besoin de toi! Ils n'ont qu'à siffler et de toute l'Union soviétique on viendra s'abattre sur ta belle petite place. On en trouvera de plus excitantes que toi! Crois-moi sur parole. Ton problème, c'est que tu es trop gâtée. Regarde Ninka la Hongroise. Depuis sept ans, ni père ni mère: l'Assistance publique. C'est là, m'a-t-elle raconté, qu'à quatorze ans un éducateur l'a débauchée. Il l'a tirée dans la douche et tu peux deviner la suite. Une autre à sa place serait devenue depuis longtemps une épave et une ivrogne, tandis qu'elle, une poigne de fer… Elle s'offre un appartement coopératif à Iassenevo, s'achète une Volga dernier modèle. Elle se mariera et tout sera dans l'ordre. Elle a dans les trois cent mille roubles dans différentes Caisses d'épargne. Toi, tu pleurniches: l'existence sans but, l'attente inutile; elle, elle se colle des sinapismes aux pieds, et la voilà qui file, bannière au vent! Tu dis, mon Volodia? Mais qu'est-ce que ça peut lui faire à lui? Je ne le trompe pas. Un étranger, c'est le travail, pas de l'amour. En dehors de ça, je n'ai pas d'autre homme, tu le sais bien. Volodia, il a son service. Je ne peux pas lui courir après en Afghanistan. Et là-bas, remarque, on grimpe vite. En un rien de temps il aura ses trois étoiles de colonel. Alors on se mariera; les étrangers, on n'en parlera plus et je demanderai un poste de bureau au Centre. Déjà maintenant, il est comme un coq en pâte. Quand il vient en permission, je le gave de caviar et il boit du vin qu'on ne trouve pas chez un ministre. Et en plus, je suis une femme avec laquelle il a un service de première qualité. Alors il aurait bien tort de se plaindre. Bon, Olia, assez bavardé. Allons regarder Vremia [24] à la télévision. C'est drôle… on n'a pas vu Andropov depuis longtemps. On dit qu'il est très malade. Et toi, tu as déjà fait toute la vaisselle, tu es gentille!
Puis, à demi étendue sur le divan, jetant des regards distraits sur l'écran, elle poursuivit d'une voix rêveuse:
– Tu sais, j'en ai parfois aussi, moi, de ce vague à l'âme… Il m'arrive aussi d'en avoir assez. Tu es couchée avec ce fichu capitaliste, il respire et te souffle dans l'oreille… Quelle tristesse! Tu te dis: «J'étais une écolière en tablier blanc, j'attendais le prince charmant en manteau étoile…» Et à propos, comment va ton prince du K.M.0. [25] ? Tu te rends compte quel fiancé je t'ai fait connaître! Et toi, tu te plains toujours… Un don des dieux, un fiancé pareil! Les parents au COMECON, un appartement de quatre pièces sur Koutouzovski! Tiens-le mieux que ça, ne le laisse pas s'envoler! Tu n'en retrouveras pas un autre comme ça. Un futur diplomate!
On commençait à transmettre la météo.
– Oh là là! Jusqu'à moins vingt-cinq, soupira Svetka. Non, demain j'achète des sinapismes.
«Tout est bien, pensait Olia. J'ai bien fait de parler avec Svetka. Elle a raison, je me casse trop la tête. Trop de nourriture me coupe l'appétit…»
Elle avait fait la connaissance de ce prince du K.M.O., Alexei Babov, en automne. Svetka l'avait invité à leurs fêtes bruyantes. Depuis, Olia le rencontrait souvent et il passait parfois la nuit chez elle. Elle le retrouvait aussi quelquefois chez lui. Dans sa chambre, il y avait sur l'armoire un violon dans son étui.
– Tu joues? lui demanda-t-elle un jour.
– Non, c'est une fantaisie de jeunesse, lança-t-il négligemment.
Il cherchait à paraître plus âgé. Ses parents, en hâte, lui faisaient une carrière, et cette ascension rapide ne correspondait pas à son âge. Il s'habillait avec goût en assemblant, comme dans une mosaïque, des vêtements d'importation; il trouvait tout, jusqu'aux boutons de manchette. Il avait les cheveux noirs, les yeux bleus et la peau des joues extrêmement douce. Dans ses relations intimes avec lui, Olia s'étonna d'abord du caractère méthodique et de la complexité des poses qu'il inventait. C'était de l'acrobatie amoureuse. Un jour, en regardant les livres de sa bibliothèque, elle trouva sur un rayon le plus élevé, entre un volume de droit international et les «Organisations de jeunesse en France», un livre en français: Le Savoir-faire amoureux . Les accouplements les plus invraisemblables étaient décomposés en figures successives comme des techniques de lutte. La porte claqua, Alexei revenait. Olia rangea précipitamment le livre et sauta de sa chaise…
Oui, vraiment, tout allait bien. Un travail vivant, un cortège incessant de visages et de noms, le remue-ménage qui annonçait le nouvel an. C'était agréable de plaire, de le voir dans le regard d'hommes soignés et pleins d'assurance. Agréable de porter son corps jeune et ferme, d'imaginer son visage, ses yeux, dans cette agitation humaine de la capitale. Et de se sentir adulte, indépendante et même un peu agressive.
Olia ne savait pas que, vu de profil et à contre-jour, le reflet de son visage semblait presque transparent et d'une finesse juvénile, et rappelait le visage de sa mère au même âge. Mais cela, seul son père le voyait. Et même lui le voyait à travers une telle amertume du passé que, malgré lui, il secouait la tête comme pour chasser cette fragile ressemblance.