La fille d'un h?ros de l'Union sovi?tique
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– «On ne peut plus reculer, qu'il dit. Derrière nous, Moscou!» Et derrière nous, nom de Dieu, des mitrailleuses! Ha! Ha! Ha! Maintenant Gorbatchev va tous les foutre en l'air. Tu as lu sur Brejnev, dans les Izvestia ! On écrit: la stagnation, la maffia… Et avant, c'était «le socialisme développé». Ça, c'est ce qu'on appelle une volte-face! Et sur Staline aussi, tu as lu, Vania? Les Mémoires de Khrouchtchev… Nikita écrit – quand la guerre a éclaté, Staline, de peur, a fait dans ses culottes. Il s'est barricadé dans sa datcha et ne laissait entrer personne. Il pensait qu'il était fichu. Et à nous on racontait des bobards: «Il a organisé la lutte… il a tracé la stratégie de la victoire…» Un sacré généralissime!
Ivan dodelinait de la tête, n'associant qu'avec peine cette voix et la tache pâle du visage qui flottait dans la fumée nacrée du tabac. Entre les tables naviguaient des serveurs à la carrure de gorilles et à la physionomie de videurs. Avec leurs doigts en éventail ils portaient des grappes de bocks.
Ivan ne comprenait presque plus rien de ce que lui disait son voisin – celui qui pendant la guerre avait servi dans les transmissions. Il entendait seulement: «Staline… Staline…» Et confusément cela faisait remonter en lui une image du passé: la plaine glacée de la place Rouge, le 7 novembre 1941, le flot interminable des soldats transis et lui-même enfin, au milieu de ces colonnes glacées. Le Mausolée apparut, de plus en plus proche. Et déjà le chuchotement des soldats, comme un murmure de vagues, parcourt les rangs: «Staline… Staline…» Soudain il l'aperçoit sur la tribune du Mausolée, dans la vapeur glacée des respirations. Staline! Calme, immobile, inébranlable. À sa vue quelque chose de presque animal tressaille en chacun d'eux. Chacun d'eux se croit regardé par lui au fond des yeux.
«Après ce défilé, les soldats partaient directement au front», expliquera après la guerre la voix assurée du présentateur commentant ce document d'époque. Et chacun emportait dans son cœur les paroles inoubliables du Chef suprême des armées: «Notre cause est juste! La victoire sera à nous!»
Et eux marchaient, marchaient toujours, régiment après régiment; et dans leurs yeux exorbités se reflétaient les murs crénelés du Kremlin, le Mausolée givré qui semblait être en daim blanc, et un homme de taille moyenne dont la moustache était recouverte de gouttelettes argentées…
Près de leur table surgit un colosse, une serviette blanche sur le coude, qui, regardant d'un air blasé les trois vétérans ivres, lança:
– Alors, les grands-pères, je remets ça ou on fait les comptes?
– Vas-y, mon fils, une dernière tournée avant de partir, beugla le voisin d'Ivan. Tu vois, nous, on s'est rencontré ici, on est tous presque du même régiment, on a fait la guerre sur le même ront. Seulement moi, j'étais dans les transmissions, Vania dans l'artillerie et Nicolaï…
En hoquetant il se mit à raconter sa guerre avec de larges gestes sur la table. Le serveur attrapa les bocks vides et s'en alla en bâillant chercher la bière.
Ivan revoyait maintenant, non pas la place Rouge, mais une cour recouverte de boue pétrifiée par le froid et la neige sèche, entourée de baraquements, ou bien de casernes. On les a parqués là et gardés dans le vent glacé, plusieurs heures. On a aussi amené sur de grandes télègues des gars de la campagne, mal dégrossis, aux vestes ouatées, aux chapkas ébouriffées, aux valenki [26] avachis. Personne ne sait ce qui va arriver – si on va les envoyer tout de suite en première ligne ou si on va les laisser là, les nourrir ou les fourrer à la caserne, sur les bat-flanc. Et le bleu du ciel bas d'hiver se durcit lentement. Le crépuscule descend. Il neige et ils sont toujours debout, plongés dans un engourdissement ensommeillé et silencieux. Et soudain, quelque part du côté des télègues, dans un cri strident rugit la garmochka [27] . C'est un gars de la campagne qui joue, avec une crinière de boucles dorées pas encore tondue, sans chapeau, une veste de mouton usée déboutonnée… Il joue Iablotchko [28] , il joue avec une passion désespérée, en tirant furieusement sur sa garmochka. Son regard aveugle se perd au loin, quelque part au-dessus des têtes. Au milieu des soldats qui l'entourent un marin danse avec la même passion désespérée, frappant violemment des talons la terre glacée. Il est de taille moyenne, robuste, les traits du visage taillés à la serpe. Maillot de marin, caban noir. Il danse avec violence, découvrant ses dents dans un rictus sauvage et figé, fixant lui aussi l'horizon gris dans une ivresse aveugle. L'accordéoniste joue de plus en plus vite en se mordant les lèvres et en secouant la tête avec frénésie. Et le marin frappe la terre de plus en plus fort. Les soldats envoûtés regardent son visage défiguré par la souffrance bienheureuse. Ils ne savent plus où ils sont, ils ne pensent plus à la nourriture, ni au sommeil, ni au front. L'officier qui s'est approché pour mettre fin à cette gaieté par un grand coup de gueule s'arrête et regarde en silence. Les chaussures du marin sont lourdes comme si elles étaient en fonte. Elles sont lacées avec des bouts de fil télégraphique…
Le serveur apporte la bière, pose les bocks sur les traînées humides de la table. Soudain, tout à fait clairement, comme chez celui qui n'a rien bu, résonne dans la tête d'Ivan une question: «Mais où est-ce qu'il peut bien être maintenant, ce petit marin? Et cet accordéoniste frisé?» Et tout à coup de la pitié pour eux le saisit. Et, sans savoir pourquoi, de la pitié aussi pour ceux avec qui il boit. Son menton commence à trembler et, à demi couché sur la table, il tend les bras pour les embrasser et ne voit plus rien à travers ses larmes.
Avant de s'en aller, ils boivent la troisième bouteille de vodka et, titubant, se soutenant l'un l'autre, sortent dans la rue. La nuit est pleine d'étoiles. Sous les pieds crisse la neige glacée. Ivan glisse et tombe. Le télégraphiste le relève avec peine.
– C'est rien! C'est rien, Ivan! T'en fais pas, on va te rentrer. T'y arriveras, t'en fais pas…
Ensuite il se produit quelque chose d'étrange. Nicolaï tourne sous un porche. Le télégraphiste fait asseoir Ivan sur un banc, s'en va chercher un taxi et ne revient plus. Ivan se relève avec difficulté: «J'y arriverai tout seul, pense-t-il. Maintenant il va y avoir un magasin, puis le Raïkom, et après je tourne à gauche…»
Mais au tournant il ne voit pas l'immeuble à quatre étages et son entrée familière, mais une large avenue sur laquelle filent des voitures. Il s'arrête, ébahi, s'appuyant au mur de la maison. Puis, chancelant, il revient sur ses pas, fuyant la grande avenue qui n'existe pas à Borissov. Ces congères-là, elles, elles existent bien à Borissov. Il faut les longer. Et ce banc, et cette palissade aussi existent. Oui, oui, maintenant il n'a plus qu'à traverser cette cour… Mais au bout de la cour se dresse une invraisemblable apparition – un énorme gratte-ciel pareil à une fusée illuminée de milliers de fenêtres. Et de nouveau il rebrousse chemin, glisse, tombe, se relève en s'agrippant à un arbre plein de givre. De nouveau il va vers les congères familières, le banc, sans comprendre qu'il n'est pas à Borissov mais à Moscou, qu'il tourne autour de la gare de Kazan où il est descendu du train, ce matin.
Deux voitures freinèrent presque en même temps près de la congère où Ivan était étendu. L'une d'elles, celle de la milice, ramassait les ivrognes pour les amener au dessoûloir; l'autre était l'ambulance des urgences. La première faisait sa ronde de minuit, l'autre avait été appelée par une retraitée au bon cœur qui, de sa fenêtre, avait vu Ivan couché par terre. La chapka avait volé à cinq mètres lorsqu'il était tombé. Aucun des passants attardés n'en avait eu envie – qui a besoin d'un vieux couvre-chef fripé de chauffeur? En tombant, Ivan s'était écorché la joue à l'angle du banc, mais le sang froid s'était figé sans avoir même coloré la neige.
De la cabine de la fourgonnette descendit un milicien ensommeillé; de la voiture des urgences sauta une jeune infirmière, un manteau jeté sur sa blouse blanche. Elle se pencha sur le corps étendu et s'exclama:
– Ah! Ce n'est pas de notre ressort. À quoi bon nous téléphoner? C'est un ivrogne! Ça crève les yeux! Et ils vous téléphonent: «Venez vite, il y a quelqu'un par terre, sur la route… peut-être renversé par une voiture. Ou bien un arrêt cardiaque…» Tu parles! Il empeste à trois kilomètres!
Le milicien se pencha également, tira le corps par le collet en le renversant sur le dos.
– Nous, on ne le prend pas non plus. Il a tout le visage en sang. Pour un poivrot, c'est sûrement un poivrot. Mais il y a dommage corporel… C'est à vous de le soigner. Nous, on ne s'en occupe pas.
– Alors vous, vous y allez fort! s'indigna l'infirmière. Le soigner! Il va vomir dans tout le service. Et qui va nettoyer? Déjà on ne trouve plus de femme de ménage…
– Et moi je vous dis que ce n'est pas notre affaire de ramasser les gens qui ont un dommage corporel. Dans le fourgon, il va peut-être crever. Ou bien sous la douche, en perdant son sang.
– Quelle perte de sang? Ne nous faites pas rire. Pour cette éraflure? Tenez, regardez-le, son dommage corporel…
L'infirmière s'accroupit, retira de sa sacoche une petite fiole d'alcool et un tampon de coton, et essuya l'éraflure sur la joue d'Ivan.
– Le voilà, votre dommage corporel, dit-elle en montrant au milicien le coton légèrement bruni. Ça ne coule même pas.
– Très bien. Puisque vous avez commencé à le soigner, soignez-le jusqu'au bout. Ramassez-le et finissons-en.
– Pas question! Ramasser les pochards, c'est votre travail. Sinon à quoi bon tous les dessoûloirs?
– À quoi bon? Si on le prend maintenant, avec sa trogne en sang, demain matin il va gueuler: «Les flics m'ont tabassé!» Allez prouver le contraire! Tout le monde est instruit maintenant. A la moindre histoire, paf! un article dans le journal: violation de la légalité socialiste. Eh oui! C'est la Glasnost maintenant… Avec Gorbatchev, ça pullule, les démagogues. Sous Staline, on vous aurait vite mis où il fallait… Bon! Si c'est comme ça, faites-moi une attestation comme quoi il a la tête en sang. Sinon, je ne le prends pas.
– Mais je n'ai pas le droit de faire une attestation tant qu'il n'a pas été examiné.