La terre et le ciel de Jacques Dorme
Ce contraste m'avait guidé, un jour, vers Alphonse Martinville… Les mains couvertes de suie, je rangeais les volumes qui souvent tombaient en morceaux entre mes doigts. La porte de la pièce abandonnée encadrait un ciel de printemps, tendre et lumineux, et pourtant les pages du livre que j'avais découvert sous un paquet de vieux journaux frémissaient de fureur révolutionnaire, de claquements de guillotine. La foule en cet an II était avide de sang, la pluie du 15 ventôse ruisselait sur la lame du couperet, sur l'échafaud qu'on n'avait plus le temps de laver. Un jeune condamné apparut. «Mets-toi devant nous, Alphonse de Martinville!» ordonna le président. Surpris de recevoir une particule, le jeune homme répliqua avec le courage d'un desperado: «Je suis venu ici pour être raccourci et non point pour être rallongé!» Cette repartie conquit la foule et plut au tribunal. Un cri jaillit: «Citoyens! Élargissez-le!» La liesse devint générale. Martinville fut acquitté.
Parmi ces ouvrages, j'en ai retenu certains un peu malgré moi, à cause des marques à l'encre violette dans la marge. Surtout celui-ci, trés copieusement annoté: L'espèce humaine s'amé-liorera-t-elle ? J'avais l'âge où ce titre ne paraissait pas encore cocasse. Longuement j'avais suivi les jolis NB et sic laissés par l'ancien propriétaire de la maison, le marchand Samoïlov, ce valeureux autodidacte que j'imaginais dans son cabinet, le soir, le nez surmonté de grosses lunettes rondes, le front plissé, l'index glissant sur les phrases d'un penseur français tombé dans l'oubli.
D'ailleurs, plus que les grands classiques et les avatars de l'Histoire, c'est un manuel français traitant des divers procédés de la trempe des lames qui m'avait longtemps passionné. Je passais des heures à déchiffrer les méthodes expliquées (je me rappelle: du graphite en poudre mélangé à de l'huile…), à essayer de confectionner la réplique d'un poignard qui portait le nom exaltant de Misericordia . Le manuel indiquait son origine et son usage. Lorsqu'un chevalier terrassé refusait de se rendre, protégé par son armure, on faisait appel à cette lame longue et fine «qui mordait le cœur à la manière du dard d'un scorpion».
L'éducation française que je recevais était ^aiment très peu scolaire.
Cette soirée de novembre était semblable aux autres et toute différente. J'avais fini par raconter à Alexandra la bagarre qui m'avait opposé aux autres, leurs moqueries: «… ton père abattu comme un chien.» Elle interrompit son travail, posa sur la table ma chemise dont elle recousait les boutons et se mit à parler, très naturellement, de mes parents, retraçant une histoire que par fragments je connaissais déjà: leur fuite, leur installation dans le nord du Caucase, ma naissance, leur mort…
Dans un roman, l'enfant aurait dû écouter un tel récit avec une attention douloureuse (combien de livres allais-je lire, par la suite, souvent pathétiques et larmoyants, sur la quête des origines familiales). En réalité, je le suivais, plongé dans une insensibilité opaque, dans une sorte de surdité résignée. Alexandra le remarqua, comprenant sans doute que ce qui comptait pour moi, pour nous tous à l'orphelinat, ce n'était pas la vérité des faits (en gros, pareille pour tous nos parents) mais la belle légende d'un officier injustement condamné et qui allait un jour pousser la porte de la classe. Elle poursuivit pourtant, sachant que ce qu'elle me confiait s'inscrivait dans ma mémoire, à mon insu, et pourrait ainsi échapper à l'oubli.
Je l'écoutais distraitement, jetant, de temps à autre, un coup d'œil sur les pages du livre ouvert devant moi, sur la phrase que je préférais à toutes les vérités du réel: «Ainsi mourut pouf les trois fleurs de lis… l'un des plus purs et des plus beaux soldats de la vieille France…»
***La rixe qui m'avait interdit d'imaginer un père héros eut aussi une autre conséquence. Quelques jours plus tard, cet os qu'un élève repêcha de son assiette et jeta à travers la table du réfectoire dans ma direction. Son cri: «Aux chiens!» fut suivi d'un esclaffement de la tablée et, tout de suite après, d'un silence tendu, regards baissés vers la nourriture: à la porte venait de surgir un surveillant. «Qu'est-ce que tu as à jeter tes saletés partout? s'indigna-t-il en pointant son index sur l'os qui traînait près de mon assiette. Ce soir, pas de dîner! Tu vas laver le couloir devant la pièce de Lénine. Et qu'il n'y ait plus un grain de poussière!»
Dans la solitude de ce long couloir qui menait vers «la pièce de Lénine» (mi-musée, mi-trésor, honorant, dans chaque école du pays, le souvenir du grand homme), je me sentis presque heureux. De ce bonheur qui suit la disparition du dernier espoir et qui nous apprend que toutes les douleurs sont finalement supportables. Les planches humides reflétaient la seule lampe allumée au bout du couloir. Engourdi par le va-et-vient de la serpillière, mon regard semblait découvrir sous la surface sombre et liquide la trompeuse profondeur d'un monde secret.
La corvée terminée, je traînai le seau dans les toilettes. En me lavant les mains, j'aperçus des éclaboussures brunes autour du robinet, sur le mur. C'étaient les gouttes séchées de mon sang, traces de la bagarre d'il y a trois jours. Ce saignement et la poignante tendresse à la pensée de la femme qui massait son sein gauche… J'aspergeai l'endroit souillé, le frottai avec hâte comme si quelqu'un eût pu deviner son mystère.
Je restai un long moment dans le débarras oû les femmes de ménage gardaient leurs balais et où j'avais rangé mon seau. Ce local me plaisait: des caisses de savon brun qui répandait une odeur fauve, agréable, un étroit vasistas ouvert sur une nuit glacée, mon corps serré contre le radiateur qui chauffait les genoux à travers le tissu du pantalon… Mon espace vital. Je m'en rendis compte précisément ce soir-là: un minuscule îlot où le monde n'était pas blessure. Au-delà, tout faisait mal. Par un réflexe de claustrophobie, sans doute, je cherchai dans ma pensée une échappée, un prolongement à ces minutes de sérénité, un archipel de brefs bonheurs. Je me rappelai l'une des dernières lectures dans la maison d'Alexandra. J'étais tombé sur un mot inconnu, l'«estran», elle m'en avait expliqué le sens, en français, j'avais imaginé cette bande de sable libérée par les vagues et, sans jamais avoir vu la mer, j'avais eu l'illusion parfaite d'y être, d'examiner tout ce qu'un océan pouvait oublier sur une plage en se retirant. Je comprenais à présent que cet estran dont je ne connaissais pas l'équivalent russe était aussi ma vie, tout comme le quatrième étage d'un immeuble vétusté où vivait Madeleine Brohant.
C'est ce soir-là probablement que je perçus pour la première fois avec autant de clarté ce que la langue d'Alexandra m'avait donné…
La porte s'ouvrit brusquement. L'intrus avait l'air de rentrer chez lui. C'était Village. Il me dévisagea avec dépit mais sans dureté et marmonna: «Ah, c'est toi qui as mis toute cette flotte dans le couloir. J'ai glissé dix mètres sur le cul. Pire qu'une patinoire…» Il serrait sous son manteau un paquet enveloppé dans une page de journal. La fraîcheur de neige qu'il avait apportée en entrant se coupa d'une odeur de fumée, très savoureuse, qui me fit avaler ma salive et me rappela que je n'avais rien mangé depuis midi. Village remarqua ma grimace d'affamé et eut un sourire satisfait.
«Alors, ils ne t'ont rien donné à bouffer, ces crache-propre? demanda-t-il en enlevant son paletot.
– Non, rien», toussotai-je dans une nouvelle contraction de la gorge, surpris par ce qualificatif appliqué aux autres.
«Bon, tant pis pour eux. Ils ont tous les jours la même tambouille à faire pisser les cafards. Nous, on va goûter ça…»
En un tour de main, il transforma la remise en une salle à manger. Le couvercle d'une caisse posée sur un seau forma la table. Deux autres seaux, retournés, devinrent chaises. Du journal déplié surgit un poisson grillé, au corps large et recourbé, aux nageoires noircies par le feu… Nous nous mîmes à manger. Village me raconta ses pêches clandestines, ses astuces pour quitter l'orphelinat. De temps en temps, il tendait l'oreille, puis reprenait son récit sur un ton plus sourd… A la fin de notre repas, des pas derrière la porte nous firent sursauter. La voix d'un surveillant cria mon nom. Village se redressa, me tendit un seau et, ouvrant la porte, se cacha derrière elle.
«Qu'est-ce que tu fais là? demanda l'homme, la main tapotant sur le mur mais ne trouvant pas l'interrupteur.
– Mais j'étais en train de ranger le seau, c'est tout», répondis-je avec une assurance hargneuse qui m'étonna moi-même.
Le surveillant, toujours dans la pénombre, renifla l'air, mais sa supposition lui parut tellement fantaisiste qu'il se retira en bougonnant:
«Bon, range donc tout ça et vite au lit.» Coincé derrière la porte, Village levait son pouce: «Bien joué!»
C'est à l'étage des dortoirs, avant de nous séparer, qu'il me dirait avec cette intonation inégale qui traduit les paroles profondément enfouies et dont la remontée brusque vers les lèvres fait mal: «Tu sais… mon père, on l'a aussi… abattu. Avec un camarade, il voulait s'évader… Mais le garde les a surpris et les a mitraillés. Un vieux me racontait que dans les camps, les fuyards tués, on les laissait pendant trois jours bien en vue, devant les baraques, pour que les autres sachent ce qui les attendait… Et ma mère, quand elle a appris ça, elle s'est mise à boire, et quand elle est morte, le médecin a expliqué qu'elle était comme qui dirait brûlée de l'intérieur. Et juste avant, elle répétait tout le temps: " C'est pour te voir qu'il a fait ça. " Mais moi je ne la croyais pas vraiment…»
L'amitié peu bavarde qui nous lia m'apprit beaucoup. Le paria le plus méprisé de l'orphelinat, Village, était en réalité le plus libre parmi nous. On le voyait presque chaque jour exécuter la corvée des ordures mais nous ne savions pas qu'il se proposait lui-même et pouvait ainsi passer de longs moments volés à arpenter les berges de la rivière, s'aventurant même jusqu'à la Volga. Il était aussi le seul à accepter la réalité, à ne Pas invoquer le fantôme de l'officier qui allait frapper à la porte de la classe. En fait, il n'acceptait pas cette réalité construite pour nous, avec ses mythes, ses héros déchus, ses livres brûlés dans le poêle de la chaufferie. Et tandis que, avant le début des cours, nous étions alignés, classe par classe, dans le couloir et écoutions, sans écouter, la vocifération chantée du haut-parleur («Le parti de Lénine, force populaire, nous conduit au triomphe du communisme!»), Village se glissait à travers les saulaies, dans le brouillard du matin, dans le fragile éveil des eaux bordées par les premières glaces. C'était là sa réalité.