La terre et le ciel de Jacques Dorme
Je me disais que mon «estran» n'était pas si éloigné des matinées brumeuses de Village.
Le pays de l'estran, pays refuge, où il m'était encore possible de rêver, se découvrait par fragments, sans logique, au milieu des vestiges de la bibliothèque de Samoïlov. C'est là qu'un jour je mis la main sur une page arrachée, marquée par le feu, avec ce début de poème dont je ne parviendrais jamais à identifier l'auteur:
Le soleil se lève à Nancy,
Il est desja sur la Bourgogne,
Nous le verrons bien-tost icy,
Pour s'en aller dans la Gascogne.
Aucune géographie ne me donnerait une sensation plus physique de la terre de France, de ce territoire qui m'avait toujours paru, d'après les cartes, bien trop réduit pour pouvoir prétendre à des fuseaux horaires. Le poète avait exprimé l'intuition de l'espace aimé, ce sens charnel de la patrie qui nous permet d'envelopper d'un seul regard tout un pays, d'en percevoir très distinctement les tonalités, différentes d'une vallée à l'autre, la variation des paysages, la substance unique de chacune de ses villes, le grain minéral de leurs murs. De Nancy à la Gascogne…
Je n'avais pas l'impression de poursuivre un but en explorant les ruines des livres dans la pièce condamnée. La simple curiosité d'un visiteur de greniers, le plaisir de tomber sur un volume épargné par l'incendie, sur une gravure intacte, sur une note calligraphiée à l'ancienne. La joie surtout de descendre, les bras chargés de ces trouvailles, de les montrer à Alexandra. Pourtant, peu de temps après la lecture du quatrain sur la page arrachée, je compris ce qui me Poussait à rester de longues heures en compagne de ces livres mutilés. Du fond d'une caisse dont le bois se désagrégeait comme du sable sous mes doigts, je tirai une Histoire du Bas-Empire aux feuilles collées par l'humidité, puis une livre en allemand imprimé en exubérants caractères gothiques et enfin, privée de couverture, cette Notice funèbre . Je ne me souviens plus qui était son destinataire. L'ombre d'une grande lignée disparue est liée, trop confusément, à cette lecture. Je retins juste, mais en revanche par cœur, les paroles de François Ier que l'auteur citait et qui étaient soulignées à l'encre violette dont je reconnus la teinte flétrie: «Nous sommes quatre gentilshommes de la Guienne qui combattons en lice contre tous allants et venants de la France: moi, Sansac, Montalembert et la Châtaigneraie.» J'imaginais le pays qu'un regard d'amour embrassait en suivant la course du soleil, de Nancy à la Gascogne, je savais maintenant que c'était le regard de ces quatre chevaliers qui observaient, pour la mieux défendre, leur terre natale.
Je cherchais dans mes lectures ce dont j'étais privé. L'attachement à un lieu (celui de ma naissance était trop indéfini), une mythologie personnelle, un passé familial. Mais surtout ce dont les autres venaient de me priver: cette divine liberté de réinventer la vie, de la peupler de héros. Les quatre chevaliers de la Guienne étaient pour moi bien plus réels que les spectres des beaux officiers qui hantaient les dortoirs de l'orphelinat.
Croyais-je vraiment à ces silhouettes équestres qui veillaient sur la France? Je pense que oui, comme on croit à la noblesse, à la compassion, au sacrifice de soi quand on a onze ou douze ans. D'ailleurs ce n'est pas la réalité de cette image qui m'intéressait mais sa beauté. Une route en haut d'une colline, la poussière amortissant le martèlement des sabots, les quatre compagnons qui avancent lentement, le regard porté au loin, tantôt vers l'empilement brumeux des montagnes, tantôt vers la percée lumineuse de l'océan. Je les voyais ainsi, c'était ma façon d'espérer.
Ce pays rêvé finit, un jour, par imprimer son espace en moi, comme s'imprime dans notre mémoire visuelle le tracé des constellations, et dans la plante de nos pieds le dénivellement d'un chemin familier. Je m'en rendis compte pendant cette dernière leçon de littérature avant les vacances du Nouvel An. L'atmosphère était peu studieuse. Certains sommeillaient, hypnotisés par l'ondoiement des gros flocons derrière la vitre, d'autres, au fond de la classe, s'étranglaient dans un chuchotement de rires en passant sous les tables un manuel ouvert sur une illustration maculée. De temps en temps, tonnait la voix de l'enseignante, grande femme osseuse, au menton lourd et proéminent: «Qui Veut rester sans manger jusqu'à demain?» La classe se figeait, elle reprenait son commentaire qui décortiquait un poème de Lermontov, le manuel provoquait de nouveaux spasmes d'hilarité. Quand il passa sous mes yeux, je ne pus réprimer un sourire. Le poème étudié (consacré à Napoléon) était illustré par le tableau représentant l'empereur qui venait d'abdiquer. Un choix malheureux si l'on connaît la manie des cancres de profaner les personnages illustres des manuels. Napoléon était assis, l'air abattu, le corps tassé, le regard fixe, les jambes largement écartées. Et c'est dans cet entre-jambe impérial qu'une main sacrilège avait dessiné un monstrueux tube velu agrémenté de deux boules démesurées. Une autre main, plus innocente, avait recouvert son visage de longues cicatrices suturées, caché son œil gauche sous un bandeau de pirate. Je souris, en me disant que certains personnages subissaient dans nos manuels des ajouts encore plus infamants, des appendices encore plus musculeux… C'est à ce moment-là que l'enseignante commença à déclamer le poème.
Elle le lisait à la fois mal et bien. Mal, car sa voix était monocorde et visiblement attentive à l'endormissement des uns et au chuchotement ricaneur des autres. Bien, parce que la banalité de cette voix permettait de l'oublier, d'oublier cette grande femme à la carrure anguleuse, d'oublier cette classe, de pénétrer dans l'univers nocturne des strophes, de se retrouver sur cette île perdue au milieu d'un océan, près d'une pierre tombale s'ouvrant une fois par an, à minuit, le jour anniversaire de l'Empereur. Le défunt se lève et monte sur le pont du Hollandais volant qui s'élance vers «la France aimée où il a laissé la gloire, le trône, son fils héritier et sa garde fidèle». Il débarque en pleine nuit et réveille la côte déserte par un appel puissant qui résonne jusqu'au plus profond du pays. Mais la patrie y reste sourde: «Les grenadiers moustachus dorment dans la plaine où ruisselle l'Elbe, sous la neige de la froide Russie, dans les sables brûlants des pyramides.» Il convoque alors ses maréchaux: «Ney! Lannes! Murât…» Personne ne vient à lui. «Les uns sont tombés au champ d'honneur, d'autres l'ont trahi en monnayant leur épée.» Dans un cri désespéré il appelle son fils, mais, en réponse, entend le silence mortuaire du vide. L'aube le force à quitter sa patrie. Il monte sur le navire et le Hollandais volant le porte vers son île lointaine.
Je n'avais jamais éprouvé auparavant une telle liberté face au réel. J'avais envie de rire tant la beauté de ce voyage nocturne rendait insignifiant le monde soi-disant réel qui m'entourait: les murs de cette classe décorés de bandes de calicot rouge avec des citations de Lénine et du dernier congrès du Parti, le bâtiment de l'orphelinat, les cheminées d'une gigantesque usine derrière la rivière prise par les glaces. L'homme dressé sur le pont du Hollandais volant, cette silhouette à bicorne, n'avait rien à voir avec Bonaparte dont nos livres d'histoire nous apprenaient l'aventure, ni avec le «personnage littéraire» analysé par notre professeur, ni avec ce petit gros aux jambes écartées que dépeignait l'illustration. L'exilé revenu sur les côtes bretonnes et lançant des appels à ses maréchaux était une réalité devinée par le poète, plus vraie que l'Histoire elle-même. Plus crédible car belle.
Je savais que le voyageur du Hollandais appartenait au pays des quatre gentilshommes de la Guienne, qu'il pouvait, comme eux, l'embrasser d'un seul regard, des forêts de l'est aux dunes de l'océan. Quand, à la fin du cours, claquèrent les tablettes à gonds de nos vieux pupitres, je me dis qu'il serait peut-être possible de ne jamais quitter, dans ma pensée, ce pays rêvé.
J'aurais dû, selon la logique de ma quête adolescente, m'enfoncer dans une solitude de plus en plus dédaigneuse et farouche, adopter la posture du jeune roi en exil. Un être déchiré entre son rêve français et la réalité. Une logique romanesque et romantique. Tout se passa autrement. C'est la réalité qui soudain fit un coup de théâtre.
D'abord une simple rumeur, tellement invraisemblable que, pendant les vacances du Nouvel An, nous en parlions comme d'une blague farfelue. Nos vacances d'ailleurs ne ressemblaient pas à celles des écoliers normaux. On nous envoyait nettoyer les voies de chemin de fer souvent bloquées par les tempêtes de neige ou bien, de temps en temps, nous étions alignés, en une haie d'honneur, à l'occasion d'une visite officielle. Le passé glorieux de notre ville attirait des délégations étrangères. Bordant le périmètre d'un monument aux morts, nous représentions «la jeunesse soviétique recueillie dans le souvenir immarcescible de la guerre». C'est surtout durant les vacances qu'on avait recours à nous car les enfants normaux étaient, à ces moments-là, difficiles à mobiliser. Ou encore lorsqu'il faisait particulièrement froid, les parents refusant d'exposer leurs petits aux rafales par moins vingt-cinq.
Il faisait justement très froid en ce mois de décembre. Nos rangs, malgré le garde-à-vous imposé, dansotaient, la semelle des vieilles chaussures battant la glace et, pour se réchauffer le cœur, en attendant le passage d'un cortège officiel, nous commentions cette rumeur stupide. Quel farceur avait pu la lancer?
À la reprise des cours, la nouvelle tomba: la rumeur n'était pas fausse, dès la rentrée prochaine l'orphelinat fermerait.
Dans les mois suivants, nous apprîmes les détails: les élèves allaient être dirigés vers des internats ordinaires, les plus âgés vers des établissements techniques et des usines, peut-être même dans des villes éloignées. Nous n'y crûmes vraiment qu'en juin, lorsque, après la fin des cours, on nous ordonna de traîner à la chaufferie nos vieux pupitres. Mais jusqu'à ce jour-là, nous gardions l'espoir qu'il s'agissait d'une fausse alerte. Et pourtant chacun à sa manière se préparait au départ.
L'orphelinat, l'équivalent de la prison où avaient disparu nos pères, changea soudain de nature, nous révélant son côté hospitalier, familial presque. La vie des autres dont nous avions toujours envié la liberté nous angoissait à présent. Nous étions comme ce détenu qui achève une longue peine, compte les heures et en même temps redoute la sortie, et souvent, juste avant le grand jour, s'évade, se fait prendre et se retrouve devant un nouveau décompte de jours à rayer.